Introduction

Il va tomber, enfin, ce colosse que dix années de clameurs, de haine et de menaces n’avaient pu ébranler ! C’en est fait de la centralisation ; l’heure de l’affranchissement a sonné ; on invoque de toutes parts l’émancipation des communes, et jamais les libertés municipales n’ont trouvé d’aussi nombreux, ni de plus ardents défenseurs. Honneur à cet élan généreux ! Et moi aussi, je veux m’associer à la défense des pupilles opprimées. Mais, d’abord, où sont les victimes, et en quoi consiste l’oppression ?

La moitié de ma vie consacrée à l’appréciation des droits et des doléances des communes, a dû m’en apprendre quelque chose ; et, toutefois, parmi tant de griefs dont l’intérêt communal ou privé demande et réclame le redressement, j’en vois peu qui ne soient le fruit de la faiblesse, de l’erreur, ou des préventions de l’homme du pays ; je n’en vois point qui ne justifient l’action d’une haute surveillance.

De quoi s’agit-il donc ? On rappelle d’anciens droits ; on parle de rétrograder dans un siècle où l’on a tant de peine à s’arrêter. Mais est-il bien vrai que les communes aient beaucoup à gagner au changement de leur état actuel ? La condition dont on se plaint est-elle si misérable, et les anciennes communautés d’habitants jouissaient-elles, en effet, d’une indépendance si large qu’elles n’aient rien de mieux à souhaiter que d’y revenir ?

On sent que pour résoudre une question aussi grave, il ne suffirait pas de feuilleter les décrets de l’empire et d’en relever les imperfections qui affecteraient quelques circonstances du régime municipal. C’est l’expérience de la monarchie la plus ancienne de l’Europe ; c’est la sagesse de douze siècles qu’il faut consulter. Ici, l’opinion ne peut avoir de fondement solide que dans une comparaison d’états, dont le premier terme appartient exclusivement à l’histoire.

Sachons donc, avant tout, ce qu’étaient autrefois ces communes qui nous paraissent aujourd’hui si étroitement bornées dans leur action, si arbitrairement gênées dans leurs volontés et leurs ressorts ; et comme on invoque en leur faveur des privilèges d’une origine fort ancienne, prenons de loin, voyons de près cette administration de famille qui pourrait nous servir, ou de modèle, ou de leçon.

Les vicissitudes que le mode d’existence politique des communes a éprouvées depuis les premiers temps de la monarchie, jusqu’à l’établissement du nouveau régime occuperont d’abord notre attention. Nous nous attacherons ensuite à comparer leur condition actuelle avec l’état ancien ; et formant notre opinion sur des faits positifs, nous y trouverons, peut-être, un guide plus sûr que des théories pour arriver à la solution de ce problème : Les libertés que l’on réclame doivent-elles être considérées comme la restitution d’un bienfait anciennement acquis, et ruiné de nos jours par la centralisation ; ou bien ne seraient-elles que l’introduction d’un abus qui n’aurait jamais existé avec le caractère et l’effet qu’on lui attribue, dans le régime ancien ?

C’est ce que je me propose de rechercher par les voies de l’Histoire, et en m’éclairant des lumières que le droit romain, les chartes, les capitulaires, les édits, de nos rois, les statuts et les archives des villes doivent nécessairement répandre sur un pareil sujet.

Interrogez ces monuments sur la naissance des bourgeoisies et la prétendue indépendance des cités, ils vous feront entendre des vérités sévères, mais pourtant dignes de notre attention.

Ils vous diront que le vœu et l’intérêt propre des communautés d’habitants, constamment subordonnés à un intérêt d’un ordre plus élevé, à une volonté plus générale et plus forte, n’ont jamais été la raison dominante des concessions dont l’avantage direct leur était assuré ; que les privilèges les plus largement accordés à leur prière étaient toujours en rapport avec le principe de vie et les moyens de conservation du pouvoir qui les octroyait ; que, dans aucune circonstance, et alors même que le principe semblait repoussé par le fait, le droit de souveraineté du monarque planant de toute sa hauteur sur les libertés municipales, n’a jamais pu en recevoir aucune atteinte, parce qu’en France, il n’a jamais existé de privilèges ni de droits politiques quelconques qui ne fussent originellement une délégation, une tolérance ou un bienfait du trône1 ; et, cependant, que les villes n’ont jamais joui d’une liberté plus légitime ou plus sage que lorsqu’elles ont été plus étroitement soumises au pouvoir le plus élevé : mais qu’enfin ce pouvoir, en brisant la chaîne de leur esclavage, a ressaisi, comme elles, sa force et ses droits.

Si ces vérités se manifestent à chaque pas dans les sentiers que nous allons parcourir ; si elles éclatent à tous les âges, dans la politique des Romains, dans les comices des Francs, dans le castel du suzerain, dans le conseil des rois Capétiens, et jusque dans les codes de la Révolution et de l’Empire, la France voudra les respecter comme des nécessités politiques qu’on ne saurait méconnaître sans danger pour la monarchie ; et l’expérience de tous les régimes lui marquera ce terme où l’indépendance des petits pouvoirs dans une société vieille, nombreuse et puissante, ne serait plus qu’une calamité, si elle cessait d’être une chimère.

J’écris sur l’administration municipale. Avant d’aller plus loin, je dois me demander ce que c’est qu’une municipalité. Ce nom est absolument nouveau. Il ne se trouve en aucun cas des vocabulaires publiés avant la révolution ; vous ne le verrez point non plus dans les tables de nos anciennes lois2. C’est donc l’expression d’une idée nouvelle, dont l’objet appartient à la législation contemporaine, et je cherche une idée générale qui convienne à tous les temps. La dénomination de ville municipale semblerait mieux remplir cette condition, parce qu’elle peut convenir à une classe de villes telles qu’on en voit à toutes les époques et au-delà même de la monarchie. On appelait ainsi les villes gouvernées par des magistrats de leur choix, selon les lois, les usages et coutumes qui leur étaient propres.

D’après cette définition, faudra-t-il répéter, avec un docte écrivain, « qu’il n’y a plus en France d’officiers municipaux, que les habitants n’existent plus en corps de communautés, parce que nous n’avons plus de villes qui soient administrées par des magistrats de leur choix, suivant des coutumes et des usages particuliers3 ? » Cette conséquence m’effraierait, si je la croyais exacte ; mais ici, les faits parlent d’eux-mêmes et plus haut que le raisonnement.

L’abolition des privilèges et des droits d’exception, loin de détruire le régime municipal, ou de rien diminuer de ses avantages, n’a fait, au contraire, que rendre commun à tous, ce qui était le partage exclusif du plus petit nombre. Elle n’a produit en réalité que l’extinction des privilèges qui étaient de leur nature inconciliables avec les lois générales et le droit commun. Par rapport à tous les autres, elle n’a fait que convertir l’exception en règle ; et cela est vrai, principalement à l’égard des villes, qui jouissent toutes aujourd’hui, sans distinction, de ce qui faisait autrefois l’objet d’un privilège pour certaines localités.

Ce n’est pas là qu’est tombé le marteau de la destruction révolutionnaire.

L’ancienne France recélait un grand nombre de communautés d’habitants qui n’étaient que des corps de vassaux ou de paroisses, et rien de plus. Aujourd’hui, pas un bourg qui n’est acquis une existence politique entée sur la loi commune ; qui, par son organisation sociale, puisse se distinguer des plus superbes cités ; qui n’ait comme elles et près d’elles, sa place marquée dans le tableau général de la famille dont le roi est le chef ; pas une population circonscrite dans un périmètre de quelques lieues carrées qui ne participe aux bienfaits du régime municipal, et ne compte au moins dix municipaux. Est-ce donc là une raison de croire qu’il n’y a plus en France de municipalités ?

On voit, au surplus, que le nom de municipalité n’exprimerait qu’imparfaitement l’idée la plus générale qu’on puisse se former des villes de l’ancienne France, puisque le mot est nouveau et que la chose l’est aussi à plusieurs égards.

Le nom de communes ne serait pas plus exact, parce qu’il n’a pas toujours été reçu dans le sens universel où nous le prenons aujourd’hui. Les uns rattachent l’institution des communes à Louis-le-Gros, qui régna de 1108 à 1137 ; les autres la font remonter quelques siècles plus haut ; d’autres aux premiers temps de la monarchie.

Accordons-nous d’abord sur la nature de l’établissement dont nous cherchons l’époque, et peu importera le nom que nous lui donnerons ici.

Si nous avons en vue les communes telles qu’elles existent actuellement, ne les cherchons pas au-delà de la Révolution ; elles ne datent que de 1789.

Si l’on veut parler des corps d’habitants réunis dans une même enceinte ou sur un même territoire, possédant des biens propres, exerçant une juridiction et se gouvernant selon des coutumes spéciales, par l’organe de magistrats tirés de leur sein ; ces institutions sont plus anciennes que la monarchie.

Entre ces deux modes d’existence sociale, on distingue un état moyen, une interruption accidentelle de l’état ancien ; c’est le règne de la féodalité qui a écrasé de tout son poids toutes les libertés politiques, et dont l’insupportable joug a été en partie brisé par l’affranchissement. Cette oppression est encore un âge des communes, mais un âge nul, parce qu’elle avait plongé dans une inertie absolue et réduit au silence de la mort tout ce qu’elle atteignait. Quant à l’affranchissement, nous verrons bientôt qu’on doit entendre par là plutôt une circonstance, un accident, qu’un ordre de choses nouveau proprement dit ; qu’en effet, l’affranchissement n’a créé aucune des conditions essentielles à l’existence des communes telles que nous les concevons, telles qu’il s’en trouvait avant l’oppression féodale ; et qu’ainsi, l’origine de ces institutions ne peut être exactement rapportée à la cessation de la servitude dans le Moyen Âge.

Ceux qui combattent l’opinion selon laquelle Louis VI aurait créé les communes, objectent que les facultés et les privilèges en quoi l’on fait consister cette création, sont présentés dans la plupart des chartes de concessions comme la conséquence d’un état ancien, et plutôt confirmés ou renouvelés, qu’institués. L’argument est puissant, et nous y reviendrons ; mais ce n’est pas tout. Il faut prouver, et il nous sera facile de nous assurer qu’avant Louis VI, les villes jouissaient depuis longtemps, ou avaient joui, dans l’âge le plus ancien, des facultés et des privilèges qui étaient la première condition et font encore l’essence du régime municipal.

1 J’ignore pourquoi le Pouvoir Municipal serait excepté de cette conséquence naturelle du droit imprescriptible de souveraineté ; cependant, une autorité imposante a fait entendre ces paroles : « Le Pouvoir Municipal n’est pas une création de la loi ; il existe par la seule force des choses ; il est parce qu’il ne peut pas être ; il est parce qu’il est impossible que les habitants d’une même enceinte, qui consentent à faire le sacrifice d’une partie de leurs moyens et de leurs facultés pour se créer des droits… soient assez imprévoyants pour ne pas donner de gardien à ce dépôt. »(M. Henrion de Pansey, Du Pouvoir Municipal, c. 6). Le pouvoir Municipal peut ne pas être, puisqu’il est constant qu’il n’existait point autrefois dans la plupart des communes où il a été établi de nos jours.

2 Ce mot avait pu être employé quelquefois pour éviter une périphrase, mais l’usage ne l’avait point encore consacré. On cite la Somme rurale de Boutillier, écrivain du XVe siècle, comme le seul ouvrage de cette ancienneté, où il soit question de municipaux « Dès mamans ès villes et cités, que les clercs appellent de municivibus, veux dire et montrer ce que veu et oui en ai. » (Som. Rue L. II, tit. 19.).

3 Du Pouvoir Municipal, par M. Henrion de Pansey, p. 38, dernière édition.

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