Dirigeant territorial : Construire sa légitimité

Modifié le 16 mai 2023

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Notions clés

La recherche en sciences de gestion consacrée aux dirigeants se focalise principalement sur les entreprises privées. Or, la fragilité de la fonction de dirigeant des collectivités territoriales françaises, conduit à s’interroger sur les stratégies de construction de leur légitimité permettant d’agir efficacement auprès des élus et de l’administration. Après avoir présenté le contexte de ces dirigeants, cet article mobilise la théorie de la légitimité afin d’identifier les leviers de construction de celle-ci. Dans la mesure où les travaux traitant de la légitimité étudient la légitimité organisationnelle et en infèrent une légitimité individuelle des dirigeants sans explorer réellement ce processus, alors que cette question mérite un approfondissement. Les observations montrent la mobilisation partielle de certains leviers identifiés dans la littérature sur le sujet. Ils permettent également d’identifier une voie de légitimation spécifique au contexte étudié, qui procure une légitimité au dirigeant territorial par l’entremise du chef de l’exécutif politique.

Sommaire

De nombreux travaux en sciences de gestion ont été réalisés sur le dirigeant au niveau des caractéristiques de son travail (Mintzberg, 1971, 1975, 1990), du processus de prise de décision (Barnard, 1958, Isenberg, 1984) du style de direction (Blake et Mouton 1969, Lickert, 1974) ou encore des comportements stratégiques individuels pour son enracinement (Pigé, 1998). Ces travaux se focalisent majoritairement sur les dirigeants du privé occultant sensiblement ceux du public. Or, les conditions d’exercice de la fonction de ces derniers peuvent être proches de celles des dirigeants des organisations privées. En effet, contrairement à une idée très répandue, les personnels de direction non élus de l’administration publique sont confrontés à des évaluations portant sur des objectifs et à une instabilité de leur fonction, tout comme les dirigeants du privé, voire de fragilisation peu abordée. Leurs mandats peuvent être conditionnés notamment aux changements de majorité politique et des préférences des élus (Le Saout, 2009).

Ce risque renvoie à la question de la légitimité du dirigeant, c’est-à-dire à « la reconnaissance (formelle/informelle ; explicite/implicite) par des parties prenantes internes et externes de son droit à gouverner l’entreprise : cette reconnaissance s’appuie sur la croyance desdites parties prenantes dans la validité du pouvoir du dirigeant au regard de valeurs et de normes partagées à propos de la direction d’entreprise » (Petit et Mari, 2009). Les travaux consacrés à la légitimité sont la plupart du temps focalisés sur les organisations et rarement sur les individus dans les organisations. Cette contribution s’interroge sur les stratégies individuelles des dirigeants des collectivités territoriales françaises, en recherche de légitimité, afin de comprendre en quoi celle-ci est nécessaire comme préalable à leur action de managers et comment le processus de légitimation se construit.

1. La légitimité individuelle des dirigeants

Parmi les trois fonctions publiques : la fonction publique d’Etat, la fonction publique hospitalière et la fonction publique territoriale (FPT), les dirigeants des deux premières sont soumis depuis longtemps à une tradition de mobilité censée présenter les garanties d’égalité de traitement aux administrés et d’évitement de toute collusion. C’est devenu assez récemment (1995 en pratique) le cas pour les dirigeants territoriaux également.

L’encadrement supérieur est évalué1 à environ 2 500 personnes, soit 0,7% de l’effectif total, dans une proportion qui varie selon les collectivités territoriales de 0,5% dans les communes à 3% dans les régions, dont 30% sont des emplois fonctionnels dans les agglomérations, départements et régions. Une distinction s’opère ainsi entre les carrières statutaires et les emplois ‘fonctionnels’ ou responsabilités et instabilité sont plus grandes. Le directeur général des services (DGS) et ses adjoints (DGA), sont nommés par le chef de l’exécutif local sur des postes fonctionnels à sa discrétion, et sont également révocable par lui. Le DGS intervient désormais dans un contexte où la stabilité n’est plus de mise : l’état-major administratif est en place pour quelques années puis en situation de retrouver un poste suivant. Cette nouvelle condition d’exercice, calant la durée de l’activité du dirigeant sur le mandat électoral de l’élu est à présent identifiée par les principaux intéressés comme faisant partie intégrante de la gestion territoriale. Rares sont les dirigeants territoriaux à échapper à plusieurs ruptures de carrières, ils construisent dorénavant leur parcours dans la discontinuité, et cette temporalité nouvelle est facteur d’incertitude.

1.1. Vulnérabilité et responsabilités

Différents types de problèmes sont susceptibles de fragiliser le dirigeant dans ses interactions à d’autres partenaires de l’activité des collectivités locales :

  • Les élus font remonter aux directeurs généraux des services les problèmes de la population pour qu’ils les résolvent, mais avec des marges de manœuvre restreintes par un budget non extensible (Lamarzelle, 1997).
  • Le partage des compétences n’est pas clarifié, les rôles étant mal définis, une confusion des rôles du dirigeant et des élus et des effets d’empiétements peuvent être constatés. La présence régulière de l’élu au sein de plusieurs institutions politiques lui permet de maîtriser la complexité du jeu politico-administratif local, et de n’accorder qu’une faible place au directeur général des services qui se voit dépossédé des décisions stratégiques (Le Saout, 2009).
  • En assistant les élus dans les choix à opérer en matière d’action publique, le directeur général des services s’engage étroitement dans le jeu politique et entretient la porosité des frontières entre les sphères politiques et administratives (Le Saout, 2009).
  • Dans certains cas (en matière budgétaire par exemple) le DGS contribue à la définition des orientations fiscales proposées à l’assemblée municipale, ce qui peut faire l’objet de contestations de la légitimité du dirigeant territorial dans la prise de décisions politiques (Vignon, 2005).

De ce fait, au basculement de majorité, les risques de changement des dirigeants administratifs sont importants. Les évolutions récentes qu’ont connues et que connaissent encore les organisations publiques dans la plupart des pays développés soulèvent également la question de la légitimité des dirigeants. En effet, les organisations publiques subissent des bouleversements liés à des réformes visant à mettre les dépenses publiques sous surveillance non seulement par les administrations mais aussi par et pour les citoyens. Ces réformes se traduisent par la mise en avant de la responsabilisation des acteurs sur leur utilisation des ressources, par une obligation de rendre compte (accountability) des résultats, bref par une nouvelle gestion publique (Hood, 1995). Liées en France à la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), elles consistent en une décentralisation de la gestion, l’accent sur les processus transversaux et les rôles de pilotage, à travers la fixation et le suivi d’objectifs, l’utilisation d’outils et de systèmes de gestion comme la rémunération des performances, l’évaluation professionnelle, la gestion des compétences, le contrôle de gestion (Desmarais, 2008). Dans ce cadre, les dirigeants publics, de même que dans les entreprises privées, font l'objet d'une évaluation de la part de leurs supérieurs qui conditionne leur rémunération et leur promotion. Les systèmes de contrôle des dirigeants s’avèreraient donc aussi incitatifs ou dissuasifs dans le public que dans le privé (Charreaux, 1990).

De ce fait, appréhender les dirigeants des organisations publiques comme des acteurs dont leur fonction offre de la stabilité n’est plus adapté face à de telles évolutions. Il semble ainsi que la légitimité des DGS ne peut être acquise d’emblée et « une fois pour toute » par le système. Pourtant cette légitimité, devenue cruciale pour le dirigeant souhaitant s’inscrire dans la durée, doit se construire dans le contexte territorial.

1.2. De la légitimité organisationnelle à la légitimité individuelle

La définition la plus souvent reprise dans les travaux consacrés à la légitimité, est celle de Suchman (1995) : « la légitimité est une perception générale sur les actions d’une entité quant à son caractère désirable ou approprié au sein d’un système socialement construit de normes, valeurs, croyances et définitions ». La légitimité résulterait donc d’un jugement social que les parties prenantes portent sur l’organisation. La légitimité est déterminée par le mode de production, les produits, les buts et le domaine d’activité. La légitimité est donc une contrainte qui pèse sur les organisations, mais une contrainte dynamique qui se modifie avec l’évolution des organisations.

Les deux orientations – stratégique (reposant sur un contrat social) et déterministe (organisation soumise aux pressions de l’environnement) – des travaux sur la légitimité occultent largement le rôle des individus en n’analysant que globalement les processus de construction de légitimité par le biais de l’organisation. Or, la légitimité des dirigeants des collectivités territoriales est celle de l’individu dans sa fonction.

Seuls quelques travaux se focalisent sur la légitimité individuelle des dirigeants. Ainsi, pour Laufer (1996, 36) se basant sur les travaux déjà anciens de Weber (1978), la légitimité de ces derniers peut découler :

  • de la compétence scientifique et technique acquise à travers l’expérience procurée par l’exercice direct de responsabilités au sein de l’entreprise ;
  • du charisme, soumission à la valeur exemplaire d’une personne ;
  • de la tradition, c’est-à-dire de la croyance quotidienne en traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens.

Pichard-Stamford (2000) observe que, pour acquérir de la légitimité, les dirigeants développent des stratégies qui légitiment ses décisions par l’imitation des entreprises les plus prestigieuses ; une stratégie d’imitation des pratiques du passé en référence à des pratiques de l’organisation qui ont montré leur efficacité par le passé ; des comportements collectifs de coopération en vigueur au sein du champ organisationnel ; ou des comportements de légitimation internes qui se traduisent par l’importance pour le dirigeant de bâtir une réputation auprès des salariés et des actionnaires. Cette réputation serait primordiale dans la mesure où les principaux cadres du dirigeant ont de plus en plus souvent des compétences similaires glanées au sein des mêmes écoles ou secteurs d’activité. Tisser un réseau semble indispensable dans la légitimité des dirigeants : au fur et à mesure de son mandat, le dirigeant subit une pression politique et sociale le conduisant à déléguer nombre de décisions stratégiques pour responsabiliser ses partenaires internes. Il peut alors former son réseau interne dans le cadre duquel il aura tendance à rallier ses salariés pour se bâtir une réputation (Paquerot, 1997).

Pour Petit et Mari (2009), la légitimité est étroitement liée au pouvoir au sens où il s’agit de la reconnaissance du pouvoir exercé par le dirigeant :

  • le pouvoir structurel liée à la position hiérarchique qui a été attribué au dirigeant ;
  • le pouvoir de propriété du fait de la possession en totalité ou en partie de l’organisation ;
  • le pouvoir de prestige tiré de la réputation du dirigeant au travers de l’appartenance à des réseaux professionnels ;
  • le pouvoir d’expertise lié à sa compétence et sa capacité à contribuer à la performance de l’entreprise ;
  • le leadership, c’est-à-dire à la capacité d’influence que le dirigeant tire de sa personnalité et de ses comportements.

Ces auteurs visent à analyser les comportements des individus, se distinguant des approches où « le dirigeant ayant vocation à endosser la responsabilité des décisions de la firme… la légitimité du dirigeant épouse celle de la firme. » (Pichard-Stamford, 2000, 147). La réputation, la position hiérarchique, l’actionnariat, l’expertise et les compétences managériales (leadership) sont identifiés comme des leviers de légitimité individuelle. Se pose la question de leur transposition aux dirigeants territoriaux.

Constatons d’une part la fragilité de la fonction de directeur général des services et, d’autre part, l’absence de réponse dans la littérature concernant les modalités de construction d’une légitimité individuelle de ces dirigeants d’administrations publiques, proches de la sphère politique. Quant aux stratégies de légitimité des DGS : au-delà du pouvoir de propriété, quels moyens d’actions ceux-ci peuvent-ils mobiliser ? Quels sont les principaux leviers qu’ils actionnent et comment ?

2. Les processus de légitimation

Dans le contexte territorial les trois premiers leviers (pouvoir structurel, pouvoir de propriété, pouvoir de prestige) sont peu ou pas mobilisables. Le pouvoir d’expertise est enserré dans des contraintes fortes. Le levier qui semble déterminant dans le contexte territorial, le leadership, s’exerce dans des modalités très particulières. Enfin, la source essentielle est la légitimité par procuration octroyée par le chef de l’exécutif politique au dirigeant territorial.

2.1. Des leviers classiques à relativiser

Les leviers traditionnels à l’œuvre dans les entreprises que sont le pouvoir de propriété, le pouvoir structurel lié à la position hiérarchique et le pouvoir de prestige sont peu opérants dans le contexte de l’administration publique. Le pouvoir de propriété de certains dirigeants d’entreprises privées, du fait de la possession en totalité ou en partie d’actions ou de patrimoine appartenant à l’entreprise sont évidemment hors de propos dans le cas des collectivités publiques. Le pouvoir de propriété ne peut donc absolument pas être pris en compte comme levier de légitimation des dirigeants territoriaux, alors même qu’il est central pour les chefs d’entreprises propriétaires du capital dans le secteur privé.

2.1.1. La légitimité de prestige

La légitimité par le prestige tirée de la réputation du dirigeant au travers de l’appartenance à des réseaux professionnels existe bien dans la fonction publique territoriale et fonctionne comme activateur lorsque le dirigeant est en recherche de poste. Selon Pigé (1998), tout dirigeant cherche à accroître son capital social par la constitution de réseaux relationnels, ce qui produit des effets bénéfiques pour l’entreprise (performances commerciales et coordination interne-externe). Ces comportements ont d’autant plus d’importance que l’on se souvient que les membres des équipes de direction auront à gérer leur propre replacement (il ne s’agit pas de mutation comme dans la fonction publique d’Etat) : dans ce contexte, il est préférable d’acquérir et de conserver des ressources sociales réutilisables, et la réputation en fait partie. Ce comportement semble d’autant facilité que la nature même des fonctions managériales invite le directeur des services et ses adjoints à être des agents de liaison entre différents partenaires dans et hors de l’organisation, dès lors créer et entretenir des relations fait partie de son rôle. Cette stratégie de maximisation du capital de réputation est compatible avec l’efficacité de l’organisation (Charreaux, 1996).

Mais l’effet de ce levier sur la légitimation intra-organisationnelle est néanmoins à nuancer. Si la réputation des dirigeants territoriaux joue lors du recrutement, elle joue faiblement dans les relations aux élus. Le DGS est recruté par le seul chef de l’exécutif politique (le maire ou le Président), et les autres élus (mêmes adjoints ou vice-présidents) semblent ignorer la nature des compétences de leurs dirigeants et la valorisation acquise en termes de réputation professionnelle sur le marché du travail interne.

Le haut niveau de formation des postulants, la réussite aux concours, leur expérience préalable, leur sensibilité politique (inférée de l’appartenance des Maires ou Présidents avec lesquels ils ont travaillé) ne semblent pas permettre aux dirigeants d’acquérir la crédibilité suffisante à leur légitimité intrinsèque. Ces facteurs pourtant décisifs dans leur recrutement par l’autorité territoriale et souvent considérés comme probants dans d’autres sphères socio-professionnelles, paraissent insuffisants dans celle-ci dans les interactions avec la sphère politique, c’est-à-dire les élus. Le prestige apparaît comme un faible attribut de la légitimité pour les dirigeants territoriaux.

2.1.2. La légitimité par le pouvoir structurel

Le cas du pouvoir structurel liée à la position hiérarchique qui a été attribué au dirigeant est particulier. Les observations dans le champ territorial ont amenées à distinguer selon le type d’interlocuteurs du DGS, à savoir les services et les élus.

Le DGS a à interagir constamment avec les élus, mettant en œuvre le projet de mandat proposé lors des élections. Or, ceux-ci montrent une propension au doute et à la suspicion vis-à-vis des dirigeants territoriaux. Son statut au sommet hiérarchique de la collectivité ne paraît pas lui garantir de reconnaissance de facto. Il est courant que l’équipe politique nouvellement élue exprime de la défiance envers les responsables administratifs et leurs collaborateurs non fonctionnels, ce qui soulève la question de la loyauté attendue des fonctionnaires par les élus.

La collaboration entre sphère administrative et sphère politique n’est donc pas acquise d’emblée et la confiance n’est pas offerte au dirigeant par sa simple position hiérarchique. Cela demande au DGS d’avoir une vision claire de la relation non seulement avec le chef de l’exécutif (le Maire ou Président) mais également avec les autres élus, les adjointset cela crée la nécessité d’organiser celle-ci.

Vis-à-vis des salariés et collaborateurs, ce pouvoir fondé sur la position hiérarchique joue cependant son rôle, mais là aussi, il faut tempérer le constat ; en effet vis-à-vis des collaborateurs internes le statut du DGS n’est pas déterminant de sa capacité à entraîner un engagement dans l’action de ses troupes. Pour certains fonctionnaires, la temporalité limitée et le marquage fort de la relation du DGS au Maire ou Président en fait un acteur éphémère voire politisé. Ce qui peut jouer dans deux directions : le fonctionnaire, lui-même citoyen et électeur peut ne pas partager les options de l’équipe politique en place. Mais aussi, il peut considérer le Maire ou Président comme vrai patron de l’administration, ambiguïté volontiers entretenue par certains élus, occultant ainsi le rôle du directeur des services, ce qui fait peser une certaine réticence face aux injonctions des dirigeants qui peut occasionner freins et résistances diverses au plan organisationnel. Le DGS a donc à effectuer de différentes manières un travail constant de construction de sa légitimité managériale, vis-à-vis des élus comme du personnel de la collectivité.

« La légitimité interne du dirigeant peut se définir comme l’autorité qui lui est attribuée par les autres membres de l’entreprise » énonce Pichard-Stamford (2002), mais l’acceptation de l’autorité n’est jamais univoque, allant de la simple communauté de vues des individus à l’implication. Il apparaît que dans le contexte de la fonction publique territoriale, la construction de la légitimité interne et externe du dirigeant est un objet à part entière de son activité, et non pas un donné.

2.2. Un levier partiel de la légitimité des DGS : le pouvoir d’expertise

Cette remarque amène à envisager le pouvoir d’expertise du dirigeant lié à sa compétence et sa capacité à contribuer à la performance de l’organisation. Du point de vue de la légitimité par l’expertise, elle dépend des champs d’action dans lesquels les dirigeants peuvent évoluer, ce qui sous-entend qu’ils ne sont pas maîtres de la détermination de leur territoire d’action. En effet, les interventions des élus peuvent être très intrusives dans l’activité des dirigeants (Lamarzelle, 1997).

2.2.1. Le terrain d’action reconnu : financier et juridique

Deux domaines permettent largement aux dirigeants territoriaux d’exercer leur pouvoir d’expertise : il s’agit des finances de la collectivité, avec leur retentissement sur la fiscalité du territoire, et du cadre juridique dans lequel doit se situer toute politique publique territoriale. La capacité du DG à anticiper les évolutions budgétaires, à sécuriser les actes, à alerter le chef de l’exécutif est cruciale pour les élus. Ces périmètres d’action sont d’autant plus investis que les élus sont rarement des spécialistes des subtilités financières de la comptabilité publique ou les contraintes juridiques. Les dirigeants exercent pleinement dans ces deux domaines leur pouvoir d’expertise. Mais les périmètres de l’activité des Directions générales ne sont jamais étanches et par conséquent, leur expertise dans d’autres cas est remise en question ou tout simplement subordonnée à d’autres dimensions de la décision privilégiées par les élus.

2.2.2. Les limites floues

La difficulté tient d’abord à ce que la distinction des tâches est assez poreuse entre la sphère décisionnelle politique et la sphère de préparation et de mise en œuvre des décisions. Le dirigeant territorial (de collectivités importantes) est souvent amené à anticiper les dimensions politiques des projets, son expertise ne peut se réduire à sa dimension technique :  « Ce n’est pas la traduction mécanique des décisions prises, il y a peu, très peu de décisions sans réflexion technico-politique ».

De fait, les dirigeants prennent donc en compte la dimension politique de l’activité, dans ses finalités comme dans sa mise en œuvre, ce qui ne manque pas de susciter des ambiguïtés quant au rôle des élus qui, à défaut de se positionner dans l’élaboration des orientations, sont tentés parfois de se substituer aux dirigeants territoriaux dans la conduite des projets.

Le pouvoir d’expertise est donc enserré dans des contraintes fortes : si les dirigeants territoriaux sont bien détenteurs d’un haut niveau d’expertise dans les domaines des politiques publiques, cette expertise s’exerce d’une manière précautionneuse dans tous les domaines susceptibles d’impacter les élus.

2.3. Un levier occulte : le leadership invisible

En raison de cette imbrication constante des interventions des deux types d’acteurs, le levier qui semble déterminant dans le contexte territorial est le leadership et les modalités atypiques dans lesquelles il est activé. On entend par leadership, la capacité d’influence que le dirigeant tire de sa personnalité et de ses comportements. Il s’agit d’un travail d’influence qui doit se souvent faire discret pour être accepté et très vigilant à ne pas concurrencer les élus dans leurs prérogatives.

Si dans une entreprise, le dirigeant est identifié à l’intérieur comme à l’extérieur comme responsable de la stratégie, dans une collectivité territoriale, il n’en va pas de même pour le directeur général des services, dans la mesure où il n’y a pas de reconnaissance pleine et entière du rôle de « définition et formulation de la stratégie » mais plutôt de « participation et mise en œuvre » de celle-ci. Le DG doit travailler dans l’ombre, ne pas montrer sa place et cette non-reconnaissance de son rôle stratégique peut sensiblement affecter les modes opératoires des processus décisionnels : il est question de « conseil, négociation, médiation, arbitrage, maïeutique, formation des hommes politiques » mais reste tabou tout ce qui relève de « décision », ou de « politique » ; les zones de non franchissement découlent de cette préoccupation de ménager la susceptibilité des élus mêmes s’ils apparaissent quelque fois plus formels que réels.

Vis-à-vis des élus, la mise en place des conditions de la collaboration semble donc se faire discrètement, par la voie de la conviction et de l’influence puisqu’un rapport d’autorité, même au nom d’une légitimité d’expertise, n’est pas directement recevable. Il s’agit donc d’une forme d’influence indirecte, empreinte de grandes précautions vis-à-vis des élus, mais qui ne renonce pas à exercer un vrai travail de lobbying quasi invisible et de longue haleine.

Ainsi il apparaît que le dirigeant investit temps et moyens pour tenter d’élaborer des équilibres relatifs, variables selon les situations, les ressources disponibles de ces situations, et surtout les partenaires concernés par l’action (Durat, 2010).

2.4. Un levier indispensable et fragile : la légitimité par procuration

Un processus est surtout fondateur de la légitimité du dirigeant au sein des collectivités territoriales : l’adoubement par le chef de l’exécutif politique (Maire de la ville ou Président de conseil général, régional ou d’établissement public) et le maintien de la qualité de la relation avec l’élu est déterminante de leur marge de manœuvre managériale : compréhension mutuelle, connivence, confiance sont les mots-clefs pour qualifier les interactions entre les deux personnes. Cette confiance est apparue doublement impérative, au sens ou c’est la seule garantie de légitimité pour le dirigeant territorial ; mais elle doit de plus être manifestée auprès des partenaires dans l’activité pour être utilisable par le dirigeant territorial, qui va pouvoir s’en prévaloir dans les interactions quotidiennes.

Distinguons entre une simple délégation de responsabilité, de pouvoir, de signature (comme le pouvoir structurel pourrait en produire) qui serait donnée sur un pan d’activité ou pour une durée déterminé, et la légitimité par ‘procuration’ en ce sens qu’elle permet ou entrave toute l’activité managériale du DGS. Sans signes manifestant le soutien du chef de l’exécutif, il ne semble pas y avoir de légitimité intrinsèque à agir du dirigeant territorial. Même le doute sur la confiance peut rapidement conduire à l’empêchement d’agir et par suite, en cas de conflit, au départ du dirigeant. Les signaux, y compris faibles, du maintien ou de la dégradation du lien avec le chef de l’exécutif seront de ce fait des indicateurs de situation déterminants pour le dirigeant.

En conclusion

Le sentiment d’appartenance à une collectivité se fondait sur la durée et la stabilité. Depuis 1995, celle-ci n’est plus la règle concernant les emplois fonctionnels, comme énoncé précédemment. Les nouvelles conditions d’exercice des fonctions dirigeantes au sein des collectivités françaises ont rendues l’activité elle-même plus brève, liée fortement au mandat du chef de l’exécutif et plus instable de ce fait même. Cela a sans doute développé une très grande implication, une meilleure anticipation de l’impact politique de toute décision territoriale, en même temps que s’élevait la pression exercée sur les dirigeants quant aux résultats à obtenir et aux moyens à mettre en œuvre. Elles ont aussi donné lieu à des ruptures difficiles produites par le paradoxe fondamental de devoir être dans une grande proximité avec le politique tout en étant jamais assuré d’une légitimité intrinsèque par ses compétences, son expérience, ses qualités propres. La dépendance née de cette situation est toujours complexe.

Hormis la légitimité par l’actionnariat, les DGS peuvent mobiliser trois leviers de la légitimité, mais de manière limitée : le pouvoir de prestige, d’expertise et structurel. Un levier semble déterminant dans le contexte territorial, le leadership, même s’il présente lui aussi des spécificités dans le champ très particulier de l’activité observée. Enfin, la légitimité par procuration, à savoir celle octroyée par le chef de l’exécutif politique au dirigeant territorial est déterminante.

Finalement, la fonction de dirigeant des collectivités territoriales semble être une activité de recherche constante d’équilibres, par définition instables et éphémères, d’un positionnement optimal de la part du dirigeant entre pressions et résistances, cette recherche faisant l’objet d’une négociation du champ d’action du directeur des services pris dans une double contrainte. D’une part la volonté d’autonomie dans le périmètre d’intervention du dirigeant, mais aussi l’injonction à se conformer aux normes et attentes des politiques (et en premier lieu, du chef de l’exécutif), est une caractéristique prégnante de la fonction publique territoriale. La difficulté du dirigeant va être de conquérir une zone d’action dans le système de ces injonctions contradictoires. Il ne peut revendiquer une autonomie totale, sans quoi il perd la confiance de l’exécutif politique, et sa légitimité à agir lui est octroyée par celui-ci, il ne peut non plus complètement faire coïncider son action avec la volonté de cet exécutif, sans tenir compte de la logique structurelle de l’administration qu’il dirige, sans quoi il perd sa crédibilité managériale auprès de son équipe, il n’a donc comme autre choix que de déterminer entre ces deux pôles sa zone de légitimité managériale en rendant prioritaire la qualité de la relation avec le chef de l’exécutif. Ainsi il apparaît que le travail de construction, de maintien, de conservation de sa légitimité est un objet à part entière de son activité, processus qui lui permet de jouer son rôle. Ce travail de légitimation s’il est sous-estimé, risque d’affaiblir sa position et à terme de lui coûter son poste.

Pour construire sa légitimité professionnelle, le dirigeant doit non seulement agir mais créer lui-même les conditions de l’acceptation de son action.


1. par l’Observatoire du CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale)

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