Mobilité des élites territoriales et conséquences managériales

Modifié le 16 mai 2023

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Notions clés

Les parcours des hauts fonctionnaires territoriaux sont en profonde mutation, en raison du contexte institutionnel et des nouveaux rôles attendus par les exécutifs politiques des collectivités locales. Cela transforme la relation d’emploi des dirigeants non élus avec les maires ou présidents de conseils mais aussi leurs stratégies de carrière.

Les élites de l’administration territoriale sont confrontées à une plus grande instabilité de leur fonction depuis 15 ans, leurs mandats dépendants davantage des alternances politiques et des préférences des élus. Se posent à présent aux dirigeants les questions d’employabilité ou de nomadisme des carrières, alors même que  ces concepts semblaient il y a peu réservés aux salariés du privé.

Sommaire

Le cadre institutionnel agit sur la manière dont les dirigeants territoriaux construisent leur itinéraire d’emploi et structure les formes de réponses possibles aux enjeux du management public. Il s’agit dans un premier temps de prendre toute la mesure des effets du système sociopolitique sur la gestion des carrières des hauts fonctionnaires territoriaux, et d’observer la réponse de ceux-ci à ces nouvelles règles. En particulier la transformation de la relation d’emploi qu’elle met au jour entre les dirigeants et l’exécutif des collectivités territoriales, mais aussi les stratégies de carrière en pointant l’individualisation des choix qui en découlent.

Se posent à présent pour eux les questions d’employabilité ou de nomadisme des carrières dans une certaine mesure, alors même que ces concepts semblaient il y a peu réservés aux salariés du privé (Desmarais, Guerrero, 2004).

1. Un cadre institutionnel en mutation

En France, comme dans la majorité des Etats membres de l’Union européenne, la décentralisation des pouvoirs s’est traduite à partir des lois de 1982-83 par des transferts de responsabilité et de moyens du gouvernement central aux organisations infra-nationales. Cette dynamique de décentralisation approfondie par de nouveaux transferts de compétences (Acte II de la décentralisation) a renforcé l’autonomie locale et régionale des collectivités territoriales au plan de la décision et de l’action et a conduit à la modification du statut des fonctionnaires : « la décentralisation n’est pas concevable sans une importante modernisation du statut de la fonction publique territoriale » (Nemery, 2002, p. 59).

1.1. La montée en puissance du rôle des dirigeants territoriaux

Pour mettre en œuvre les services publics locaux relevant de leurs compétences, les collectivités infra-nationales ont renforcé progressivement les capacités administratives locales. Animées par des exécutifs élus au suffrage universel, les collectivités territoriales ont fait face à la complexité croissante de l’action publique par la professionnalisation de leurs élites administratives. Le poids du secteur public territorial dans l’intervention publique n’a cessé de croître, le portant à près de 55% des dépenses publiques en France1 en 2005. En outre, l’autonomie locale s’accompagne de contrôle a posteriori de la part des autorités de tutelle sur les actes administratifs, budgétaires ou financiers voire d’évaluation de la performance.

Dans la fonction publique territoriale (FPT) plus encore que dans la fonction publique d’Etat, la recomposition entre secteur public et société civile a été profonde et relativement rapide. L’appareil administratif s’est avéré relativement flexible, absorbant la décentralisation, l’Europe, la modernisation des services publics et la transformation de modes de gestion. Les hauts fonctionnaires sont appelés à se transformer en managers et le statut social de ces cadres supérieurs évolue pour accompagner ce changement.

1.2. Un statut unifié récemment,  mais des conditions d’emploi diversifiées

A la diversité des conditions d’emploi offertes d’une collectivité à l’autre s’est substitué depuis 27 ans (loi du 26 janvier 84) un statut général unique qui a la particularité de tenter de concilier l’inconciliable, à savoir l’autonomie de la collectivité locale et la garantie de conditions d’emploi similaires des agents publics. Si cette parité est globalement atteinte pour les catégories B et C, il en va autrement des catégories A dont font partie les dirigeants. Les collectivités disposant de la pleine compétence pour créer les postes, nommer, décider de l’avancement et licencier les agents locaux, ne se privent pas d’exercer cette autonomie pour les postes les plus sensibles.

La fonction publique territoriale française est régie par le système de la carrière, avec une séparation entre grade et emploi, ainsi le fonctionnaire est-il ‘propriétaire’ de son grade à l’intérieur d’un cadre d’emploi auquel il accède par concours ou promotion. Cela revient à dire qu’en cas de suppression du poste, l’agent n’est pas licencié mais réaffecté à un autre emploi. Mais ce système protecteur est notablement affecté par une innovation concernant les élites administratives : l’emploi fonctionnel auquel le haut fonctionnaire territorial est nommé par le chef de l’exécutif (tant que celui-ci le souhaite) mais dont il n’est plus titulaire.

1.3. Une révolution silencieuse des carrières depuis 15 ans

Les emplois fonctionnels  naissent de la volonté décentralisatrice à l’œuvre dans les années 80 : après mise en place du statut de la fonction publique territoriale (1984) le dispositif de la ‘fonctionnalité’ (loi du 13 juillet 1987) institue de nouveaux types d’emploi ; facilitant la nomination (d’un fonctionnaire ou d’un contractuel) et la rupture entre le directeur général et l’autorité territoriale en dehors de toute faute professionnelle, ces emplois dérogatoires se situent à la charnière de l’administration et de la politique (Hauswirth, 1988).

Les fonctionnaires en emplois fonctionnels (environ 1500) ne sont donc plus titulaires de ces emplois et n’ont aucune garantie de maintien sur cet emploi. Une distinction s’opère ainsi entre les carrières statutaires et les ‘emplois fonctionnels’ où responsabilités et instabilité sont plus grandes. La traditionnelle disjonction des sphères administrative et politique « les élus passent, les fonctionnaires restent » n’est plus observée au sommet de l’organisation. Si le directeur général des services (DGS) et parfois ses adjoints (DGA), est nommé par le chef de l’exécutif local sur des postes ‘fonctionnels’ à sa discrétion, il est également révocable par lui dans un délai de 6 mois après sa nomination. Dans les faits on observe la décharge de fonction surtout après renouvellement des élus d’une collectivité territoriale. Transformant son appellation, les dispositions de 1994 alourdissent la procédure (loi Hoeffel) sans réduire les fortes incertitudes qui pèsent à présent sur les dirigeants. Le DGS va donc intervenir dans un contexte où la stabilité n’est plus de mise : l’état-major administratif est en place pour quelques années puis révoqué et en situation de se retrouver un poste suivant.

Les conditions de fin d’emploi se sont donc transformées assez radicalement dans la fonction publique territoriale : depuis les élections municipales de 1995, mouvement confirmé lors des régionales de 2004, l’alternance politique se double d’un remplacement des plus hauts responsables administratifs, au travers de la ‘fin de détachement sur l’emploi fonctionnel’. La littérature consacrée aux dirigeants publics met en avant la fragilité de ces derniers et notamment les risques de révocation. La loi du 19 février 2007 a élargi le périmètre des emplois fonctionnels, aujourd’hui 7544 collectivités et établissements publics locaux sont habilités à créer des emplois fonctionnels (source : CNFPT) et le phénomène de fin de détachement est en voie de développement. Le DGS va donc intervenir dans un contexte où la stabilité n’est plus de mise : l’état-major administratif est en place pour quelques années puis révoqué et en situation de se retrouver un poste suivant.

La difficulté est accentuée par la bipolarisation, rendant les décharges de fonction massives et les replacements plus difficiles en cas de vague politique. Ainsi, après les municipales de 1995 en France, peu de secrétaires généraux, qui avaient servi l’ancienne majorité, étaient encore en fonction après les élections (Lamarzelle, 1997, Roubieu, 1999). Cette nouvelle condition d’exercice, signe de politisation accrue, calant au mieux la durée de l’activité du dirigeant sur le mandat électoral de l’élu est à présent identifiée par les principaux intéressés comme faisant partie intégrante de leurs carrières.

2. Transformations de la relation d’emploi

La mobilité professionnelle comme géographique est devenue un facteur essentiel dans le déroulement de la carrière des dirigeants et l’insécurité liées aux transitions suscite des réponses individuelles multiples. En effet, ces transitions ont des conséquences directes sur les relations qui lient les dirigeants à leur hiérarchie (contrat psychologique) mais aussi à leurs collaborateurs. Ni comparable aux cadres supérieurs des entreprises privées, même si elles s’en rapprochent davantage, ni assimilable à celles de leurs collègues de la fonction publique d’Etat, les carrières des dirigeants territoriaux présentent une relation d’emploi tout à fait originale et en pleine évolution.

2.1. Un rapport au politique et aux services transformé

La prégnance et l’instabilité du rapport au politique dans l’exercice des fonctions de direction territoriale est une donnée majeure à la fois dans la mise en œuvre même des actions publiques et dans son rejaillissement sur les dirigeants : la question de la compétence relationnelle spécifique qui est requise par la collaboration avec les élus et de la capacité à résister à la pression que cette proximité suscite est un critère discriminant tout autant que le professionnalisme des dirigeants en matière technique (économique, juridique, financière, etc.). Cette relation est fondatrice de toute activité de DGS. La qualité de la relation avec l’élu est citée comme déterminante de leur marge de manœuvre managériale : compréhension mutuelle, connivence, confiance sont les mots-clefs pour qualifier les interactions entre les deux personnes. « C’est à l’élu qu’appartient le pouvoir final de décision, la légitimité politique. Le relationnel avec l’élu, la traduction du message politique en démarche d’entreprise par le DGS est primordiale. C'est un prérequis à la fonction : la confiance pour avoir de l'autonomie, de la marge de manœuvre2». Le chef de l’exécutif (Maire ou Président) est celui qui recrute et évalue en 1ère ligne le DGS, sa confiance est la seule garantie de fonctionnement du DGS, compte tenu de l’instabilité de la fonction.

La garantie de l’emploi permettait aux dirigeants territoriaux une certaine neutralité et visait à les soustraire au risque d’arbitraire politique, ce qui a sans doute contribué à l’émergence du sens du service public (Desmarais, Guerrero, 2004). Les nouvelles pratiques au sommet hiérarchique des collectivités territoriales affaiblissent ces dispositions, et un nouveau modèle émerge. Les alternances plus fréquentes produisent donc simultanément une succession de mobilités des dirigeants de haut niveau et une relation ambivalente, rendue plus impérative et fragile à l’autorité territoriale.

2.2. Modification du contrat psychologique

Le contrat psychologique, concept mobilisé dans les années 1960 par Argyris (« psychological work contract ») pour comprendre les relations d’emploi tacites entre employeur et salarié, est de plus en plus utilisé pour expliquer la dynamique atypique construite entre ces deux parties. Le contrat est réputé susceptible de changer lors des transitions de carrière et des modifications de l’environnement (Roques, 2004). La sécurité de l’emploi et les perspectives de carrière à long terme n’étant plus assurées pour le sommet hiérarchique des collectivités territoriales, on peut s’interroger sur les ajustements opérés par les dirigeants dans ces nouvelles conditions.

De fait, on assiste à un affaiblissement de la relation de confiance qui unissait historiquement les cadres à leur entreprise (Bouffartigue, 2000) et un moindre sentiment d’appartenance. Pour les dirigeants territoriaux, il s’agit avant tout de la relation au chef de l’exécutif et à travers lui à la sphère politique. L’effritement de la confiance et la nécessité de garder en mémoire l’insécurité de leur position est permanente. Parfois une stratégie psychologique de rationalisation (transformer le risque de décharge de fonction en indépendance personnelle : « je pars quand je veux ») permet de maintenir l’estime de soi et de conserver une distance élus-dirigeants.

L’implication ne semble fléchir qu’en cas de dissensions avérés entre l’exécutif politique de la collectivité territoriale et les dirigeants administratifs. Les séparations conflictuelles avec l’employeur sont difficiles à gérer pour les dirigeants qui sont renvoyés à un certain isolement dès lors que la relation de confiance avec le chef de l’exécutif est détériorée, voire rompue. Cela permet de comprendre que la position du dirigeant est fortement dépendante de sa relation au chef de l’exécutif, mais aussi que son implication organisationnelle n’est guère possible dès lors que la confiance entre les deux personnes est mise en question. Il apparaît qu’il s’agit alors d’empêchement de l’implication, non pas volontaire de la part de l’employeur, mais dans la mesure où de fait en cas de conflit, le dirigeant n’est plus légitime, en capacité de jouer son rôle managérial.

2.3. Rétroaction de l’évaluation sur l’activité des dirigeants

Un autre élément de transformation de la relation d’emploi est l’évaluation de la performance des dirigeants territoriaux. Cette évaluation n’est pas nécessairement construite sur des critères clairs et partagés et provoque une anticipation par les directeurs de services des conséquences qu’elle peut avoir sur son activité voire son maintien en fonction. Si la légitimité à exercer son activité est octroyée au départ au DGS par l’élu, elle est néanmoins néanmoins infirmée ou confirmée en cours d’activité par l’évaluation de ses actions.

Les sources de jugements évaluatifs informels sont multiples (Laroche, 2000) et génèrent un cadre fortement normé de l’activité dirigeante. Une vision classique de l’évaluation de l’action serait discontinue, fondée sur les résultats, rétrospective et auto-référentielle. Or ici, cette évaluation est multiple (sources diverses du jugement : les adjoints ou vice-présidents, le cabinet, les partenaires extérieurs), continue (de nombreux objets de l’activité au cours du mandat sont sensibles), fondée sur des indices (un élément factuel isolé, une relation, ou un processus peuvent servir de matériau à ce type d’évaluation) et aussi prospective (capacité du dirigeant à proposer des solutions aux élus).

Quant aux références servant de critères à l’évaluation, elles ne sont pas énoncées, ne font pas l’objet d’un accord préalable. Les dirigeants anticipent donc les stratégies non explicites du chef de l’exécutif, des élus, voire du cabinet. Ainsi, l’anticipation de l’évaluation telle qu’elle est instrumentalisée par les élus et le cabinet génère dans l’activité du dirigeant, un faisceau d’actions de gestion du risque, de prévention, de préparation, d’influence dans le processus décisionnel, et fait du dirigeant effectivement « l’homme sécuritaire » non seulement au titre de la production des actions elles-mêmes, mais aussi de la production des conditions de réception de ces actions.

Il ressort que la perception d’insécurité est centrale dans la production d’effets tant individuels qu’organisationnels de la mobilité. Cette insécurité conduit probablement à des effets positifs comme le suggère la littérature sur la notion d’engagement (Beauvois et Joule, 1981) pour laquelle les circonstances et les comportements engagent les individus et entraîneraient les processus identitaires par des réajustements cognitifs. Mais l’insécurité présente le risque de se transformer en spirale régressive pour l’individu si les dirigeants ont le sentiment de ne pouvoir y faire face.

2.4. L’équipe de direction comme amortisseur

Pour s’adapter aux situations provoquées par les transitions, un certain nombre de ressources sont mobilisées par le DGS. Le soutien d’une équipe autour du DGS en fait partie. Cette pratique récente s’est généralisée particulièrement au sein des grandes collectivités, comme celle de la mobilité des dirigeants. Ce n’est pas le seul fruit de la professionnalisation des collectivités, mais une façon à la fois d’élaborer collectivement les réponses aux attentes politiques (Durat, 2010) et de rendre la pression acceptable par l’élaboration partagée des choix organisationnels.

Un temps important et périodique est consacré à la constitution de l’équipe et au maintien de la cohésion de celle-ci dans tous les terrains explorés (réunion de direction générale et réunions bilatérales en particulier) pour former ce que les psychosociologues appellent « l’être-en-groupe ». Les réponses à cette perception de l’instabilité des conditions d’emploi s’observent sur les processus décisionnels menés par les équipes dirigeantes, en l’occurrence en termes d’efforts constants de maintien d’une convergence, de réduction des divergences entre les différents partenaires de l’activité, ainsi qu’un travail d’élaboration d’accords négociés préféré à d’autres modes de règlement des désaccords, et également des effets de communication accompagnant chaque décision et action qui nous semblent spécifiques au management en contexte territorial sous contrainte d’insécurité.

Au-delà de cet effet d’apprentissage et de la simple efficacité managériale, nous pouvons rapprocher ces pratiques du besoin de soutien collégial de la part du dirigeant dont la littérature nous montre à quel point ce soutien social au travail (psycho-affectif et instrumental) permet aux individus de contenir le stress en situation de contraintes fortes.

3. La question de l’employabilité

Les carrières traditionnelles des fonctionnaires territoriaux au-dessus de la ligne de démarcation de l’emploi fonctionnel, laissent apparaître le concept d’employabilité. Cela implique de posséder les compétences recherchées et de pouvoir se mettre dans une position de visibilité afin de participer à des projets qui eux-mêmes deviendront des atouts importants pour faire carrière.

3.1. Des effets sur l’apprentissage des dirigeants

S’inscrire dès la prise de fonction dans un contexte de courte et moyenne durée entraîne, pour les DGS, 3 apprentissages spécifiques ; les mobilités nombreuses des cadres en ‘emplois fonctionnels’ induisent un raccourcissement de la durée de passage et donc une adaptation rapide aux contextes territoriaux des collectivités dans lesquelles ils arrivent. Un premier apprentissage est visible, c’est la capacité à évaluer des particularités tant économiques et sociales qu’historiques de la collectivité, ainsi que les caractéristiques des personnels de l’institution afin d’en dégager les données-clefs, c’est le diagnostic de situation (Durat, 2010). Dans le cas de la mobilité des DGS c’est un schème d’action récurrent. Un second apprentissage nous semble pouvoir être corrélé à l’accélération des mobilités, c’est l’ajustement du rythme de l’action managériale à la temporalité politique. L’engagement des dirigeants est de fait réorienté vers la mission fixée par l’exécutif politique, et celui-ci étant davantage vulnérable aux alternances que précédemment, le long terme cède la priorité au court terme, puisqu’il faut que les élus puissent engranger les bénéfices des actions engagées par la collectivité au moment des élections suivantes. Concrètement, les actions d’envergure doivent être engagées puis aboutir au bout de 3 ou 4 ans, pour que les citoyens-usagers en voient les fruits avant les échéances électorales, la gestion des délais est donc perçue comme un critère plus impératif qu’au temps de la stabilité des élites territoriales. Enfin l’adaptation aux transitions successives auxquelles les élites territoriales se confrontent apparaît comme majeure pour comprendre les stratégies individuelles. Selon Roques (2004), les réactions des salariés au stress (trouble dans l’activité ordinaire) des transitions de carrière dépendent du rôle plus ou moins actif dans le changement, des perspectives de gain et de pertes, de la qualité de l’information organisationnelle, et du contrôle exercé sur l’évolution de carrière. Plus l’amplitude des changements est grande (géographique, de fonction, de niveau hiérarchique, de type d’activité) plus les efforts déployés pour s’y adapter seront importants. Même dans le cas ou ces transitions sont voulues, positives et préparées, elles mettent en tension l’individu et vont nécessiter des ajustements au plan personnel, familial et social. Ces ajustements socio-affectifs et cognitifs vont prendre la forme de modifications d’attitudes et/ou de comportements pour retrouver une situation d’équilibre. Les expériences de mutations antérieures vont également jouer le rôle de ressources adaptatives pour affronter les nouvelles transitions.

3.2. Accumuler du capital social

L’attention portée à la constitution de son propre capital social est prégnante, particulièrement auprès des directeurs les plus expérimentés. En témoigne le comportement de réseau de nature à faciliter l’évolution professionnelle du dirigeant dans un environnement où les carrières sont de moins en moins linéaires. Ayant des répercussions à la fois individuelles et pouvant être profitables également à son organisation, le réseau de contacts du dirigeant est mobilisé lors d’actions particulières, pour solliciter un conseil, une analyse d’un pair situé hors de sa collectivité territoriale. Ce recours au réseau est aussi observable pour recruter des fonctionnaires côtoyés dans un poste préalable, dont le dirigeant a pu évaluer la compétence.

Les DGS observés ont pour la plupart fait référence à cette pratique qui consiste à établir des relations avec des personnes qui peuvent potentiellement leur apporter une aide pour leur carrière ou leur travail à travers par exemple des associations professionnelles. De fait, si tout individu est connecté à des personnes clés dans ou hors l’organisation, le capital social demande à être entretenu et structuré pour atteindre son but ce qui représente un coût et une motivation particulière (Ventolini, 2006). Certains auteurs défendent l’idée qu’un réseau peut améliorer les trois composantes des savoirs cumulables dans une carrière nomade (DeFilippi et Arthur, 1996) : le capital social, le knowing whom, suppose un savoir-faire relationnel qui semble d’autant facilité par la nature même des fonctions managériales ; le knowing how qui se réfère aux connaissances et compétences des individus (expertise et savoir-faire technique) ; le knowing why, qui est de l’ordre de l’identification par rapport au travail et à l’environnement professionnel et peut ainsi guider le salarié dans ses changements de carrière.

3.3. Être seul responsable de son employabilité

Le renoncement à la promesse de carrière concernant l’encadrement supérieur n’ayant pas été remplacé par une promesse d’employabilité (Dany, 2001), le dirigeant territorial se perçoit comme seul responsable de l’acquisition, du maintien, du renouvellement de ses compétences.

L’anticipation consiste pour les DG à prévoir eux-mêmes leurs formations : ils peuvent ainsi acquérir les compétences manquantes et utiles pour leur évolution de carrière, voire prendre des postes leur permettant de se confronter à des situations formatrices. Les actions de formation sont alors à leur initiative et participent à un projet individuel.

Sur le plan de l’élaboration de l’identité professionnelle, le travail de réflexivité sur les expériences préalables permet de développer des compétences méta-cognitives et de dégager les pratiques qui font sens pour le dirigeant et qu’il incorporera à son répertoire de ressources. Là encore la diversité des contextes dans lesquels se déroule l’action et en même temps les analogies dues à la présence des mêmes catégories d’acteurs (élus, fonctionnaires et partenaires institutionnels) et de politiques publiques, facilite probablement l’émergence de cette réflexivité sur le repérage des singularités et des régularités.

Si l’on peut parler de carrières ‘nomades’ comme d’une succession d’opportunités professionnelles qui dépassent les frontières d’une seule entité de travail (au sens de DeFilippi et Arthur, 1996) pour certains dirigeants territoriaux il ne s’agit pas pour autant de réelles aspirations à ce type de carrière, mais plutôt le fruit d’accidents de parcours. Le choix de leurs affectations par les dirigeants semble effectivement prendre en compte la valorisation ultérieure qu’ils pourront en faire sur le marché territorial facilitant la prochaine transition. Néanmoins ils semblent attachés à la possibilité d’une carrière intra-organisationnelle de longue durée et sécurisée. L’accumulation et la diversification de compétences apparaissent davantage comme gains collatéraux que comme buts attendus et la grande flexibilité des dirigeants est acceptée comme une contrainte plutôt qu’une invention de leurs trajectoires singulières.

4. Des destinées professionnelles précarisées

Le courant des carrières nomades issu de travaux anglo-saxons du Boundaryless Careers (carrières sans frontières) fait l’hypothèse que le type d’environnement ‘fort’ (prévisible, stable, sans ambiguïté) ou ‘faible’ (contexte ambigu, incertain, flou) va déterminer le type d’organisations et donc de carrières (standardisées ou plus aléatoires). Dans le cas qui nous occupe, la caractérisation de l’environnement (fonction publique territoriale) semble tenir davantage du modèle de la bureaucratie que de self-designing organizations. C’est d’ailleurs ce que défendent les travaux sur les carrières publiques : « Les concepts d’employabilité ou de nomadisme des carrières, par exemple, sont encore loin des préoccupations des gestionnaires des carrières publiques. La vision de la carrière comme ascension verticale, à la fois professionnelle et sociale, n’y est guère remise en cause. » (Desmarais et Guerrero 2004, p.224). Si ce constat reste pertinent pour la plupart des fonctionnaires, il n’en va pas de même pour les dirigeants en emploi fonctionnel.

En l’espace de 15 ans, les perspectives de carrière des élites territoriales ont totalement changé ; de relativement prévisibles et maîtrisées par les fonctionnaires (avancement par l’ancienneté et les concours), le système des emplois fonctionnels introduit une transformation radicale, le transfert de la responsabilité de leurs carrières aux dirigeants dans un contexte incertain.

4.1. Des parcours de carrières non linéaires

Pour les dirigeants en emplois fonctionnels, les parcours présentent l’avantage d’être plus diversifiés, de donner à connaître des collectivités ou établissements multiples, des niveaux d’intervention des politiques publiques différents, une plus grande responsabilisation des tâches et une participation intensive aux destinées des organisations territoriales. Corrélativement à l’individualisation des parcours, les rémunérations sont elles aussi ajustées, et les recrutements de cadres extérieurs à la collectivité sur emplois fonctionnels sont d’autant plus attractifs que la part variable du salaire est importante. Les cadres dirigeants subissant une mise sous tension croissante, en écho à la pression des élus à la tête des collectivités territoriales, ces contreparties financières à leur grande disponibilité sont désormais attendues.

Avec la généralisation de la pratique de révocation des membres des équipes de direction, le parallèle avec le fonctionnement de l’entreprise est de plus en plus net, faisant droit dans le champ territorial à une logique de contrat et des modes opératoires propres au management privé –instabilité, évaluation de la performance, distanciation vis-à-vis de l’organisation, responsabilité individuelle de la formation, etc. (Vercher et al. 2006). Les carrières des dirigeants territoriaux en emploi fonctionnels ne sont pas des carrières réellement nomades comme le définissent Arthur et Rousseau (1996) : « à l’opposé de la carrière organisationnelle – carrières conçues pour se dérouler dans un seul cadre juridique d’emploi » dans la mesure où elles se déroulent quand même dans le cadre de la fonction publique et assurent un filet de sécurité de l’emploi. Elles ne répondent pas non plus à la seule logique d’accomplissement personnel et de développement d’un portefeuille de compétences individuelles. Cependant, elles présentent une caractéristique majeure de la définition du nomadisme en tant que ces carrières, avec la discontinuité et l’itinérance qu’elles présentent, deviennent l’affaire des individus.

Les emplois fonctionnels génèrent des carrières en ‘stop and go’ : avec interruptions fréquentes, alternance de progression et de reculs, ralentissements, blocages et recherche de poste, dans lesquelles compétences et disponibilité ne garantissent pas un développement linéaire et où les aléas politiques ont un impact direct sur les parcours des dirigeants territoriaux (Durat, 2011).

4.2. Les stratégies d’adaptation des dirigeants

En l’absence de mesures incitatives ou protectrices, les dirigeants territoriaux sont renvoyés à leurs décisions propres et développent des stratégies d’adaptation diversifiées. Celles-ci prennent en compte le parcours du dirigeant, mais aussi les interactions sphère professionnelle – sphère privée, les répercussions socioprofessionnelles de la mobilité (pour l’individu et sa famille) et le coût psychologique des transitions que les nouvelles prises de postes vont occasionner pour réinventer des équilibres nouveaux à chaque mobilité.

La disposition envers la mobilité géographique dépend fortement de celle de son conjoint particulièrement si la personne est fortement impliquée professionnellement. Sachant que parmi les cadres supérieurs plus de 60% de leurs conjoints sont eux-mêmes en situation d’encadrement cela rend les arbitrages en matière de mobilité plus délicats. Une des difficultés identifiées est la conciliation des carrières des dirigeants avec celle de leurs conjoints dont l’itinéraire professionnel va être impacté : difficulté d’accéder à certains emplois en raison de la carrière publique du conjoint, difficulté à retrouver un emploi, renoncement à une carrière stable.

Face à ces difficultés, les modes de régulation trouvés par les dirigeants sont divers : un investissement prioritaire dans le travail d’un des conjoints, le renoncement de la part de l’autre conjoint à une vraie carrière, ou des ajustements successifs. Les doubles carrières devraient fortement croître avec le développement des unions entre individus de même statut ou de même niveau de formation (Mérignac, 1999).

Les stratégies adaptatives sont parfois défensives : par anticipation de la fin de la relation d’emploi. Afin de maintenir une image de soi positive et sans doute également pour éviter des conflits concernant les modalités de départ, les directeurs de services sont conduits dans certains cas à garder la main sur la décision de rupture. Ces comportements ont d’autant plus d’importance que l’on se souvient que les membres des équipes de direction auront à gérer leur propre replacement : dans ce contexte, il est préférable d’acquérir et de conserver des ressources sociales réutilisables, et la réputation en fait partie. Il n’est pas équivalent dans ce cas de partir de sa propre initiative ou d’être remercié.

Si l’on comprend bien la volonté d’évitement de la situation de rupture imposée, le risque consiste évidemment à ne pas pouvoir se replacer dans un poste de même niveau. Ils envisagent prioritairement pour leur replacement le maintien de niveau hiérarchique dans une autre collectivité, l’augmentation de niveau dans une collectivité plus petite ou un niveau moindre dans une plus grande collectivité. Cela équivaut à une carrière ‘horizontale’. Il arrive cependant que leurs carrières connaissent des reculs. En effet, le choix des affectations est parfois lié à une volonté de retrait afin d’être moins exposé à la pression intense de leur fonction ; d’un poste de DGS à DGA, d’une ville à un département (conflits fonctionnaires/élus moins durs). Certains des dirigeants choisissent aussi de ne pas franchir la strate de l’emploi fonctionnel qui semble jouer l’effet d’un plafonnement subjectif de carrière (Roger et Tremblay, 1999).

En conclusion

Louart (2004, p.362) souligne que le rapport salarial a précisément pour objet de compenser la dépendance vis-à-vis de l’employeur par un ensemble de sécurités relatives. Dans le cas des dirigeants territoriaux on constate certes une autonomie accrue, une plus grande attractivité des emplois (au plan du contenu et des rémunérations), également une capacité à orienter son propre itinéraire à court terme. De fait, la rupture du détachement signifie également une reconnaissance de l’influence du dirigeant sur un traitement des dossiers qui n’est plus purement technique mais politico-administratif. Des éléments d’apprentissage observés auprès des dirigeants (diagnostic de situation, adaptation à une temporalité différente, travail de réflexivité) confortent l’idée de l’intérêt individuel de la mobilité telle qu’elle est mise en avant dans le courant des carrières nomades. La responsabilisation quant à la gestion de la carrière semble également accrue (prise en compte de la formation, comportement de réseau).

Mais au final la compensation des risques pris n’est pas toujours assurée, puisque les carrières, de linéaires et ascensionnelles jusqu’au niveau de la direction, deviennent plus imprévisibles et discontinues à partir de l’occupation des emplois fonctionnels. Comment gérer cette nouvelle flexibilité sans perdre des éléments fondamentaux de la relation d’emploi ? La gestion des carrières en tant qu’outil d’incitation et de développement des compétences est à développer au niveau supra-local. Elle se justifie largement, puisque les collectivités bénéficient toutes de la mise en commun d’expériences, de savoirs d’action, de compétences rendues possibles par la mobilité de ses dirigeants. Un marché intra-territorial pourrait permettre une valorisation collective du potentiel humain tout en rendant plus fluide les transitions professionnelles de ces élites.

Ainsi la carrière pourrait-elle être conçue comme un véritable dispositif de formation, comme le suggère Falcoz (2002) faisant jouer un rôle majeur aux parcours professionnels (enchaînement de postes, de missions, de projets pour structurer l’apprentissage par l’expérience) dans le développement des futurs dirigeants.


1. Les collectivités territoriales dans l’union européenne, Dexia Editions, 2008.

2. Directeur Général des Services de département.

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