Pénurie de places en protection de l'enfance : les responsables de l'aide sociale à l'enfance condamnés à bricoler

Modifié le 16 mai 2023

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Questions clés

Les responsables de l'aide sociale à l'enfance, mieux connus sous les appellations d’ “inspecteurs enfance” ou de “cadres ASE” sont des professionnels chargés de mettre en œuvre et de conduire la politique départementale de prévention et de protection de l'enfance en liaison avec des partenaires (magistrats, écoles, associations…). Ils prennent, au nom du Président du Conseil Général, des décisions relatives aux mineurs signalés comme étant potentiellement en danger (CNFPT & ONED, 2010). Les professionnels peuvent choisir de maintenir les enfants dans leur milieu naturel en proposant des aides éducatives à domicile, des interventions par des techniciennes de l'intervention sociale et familiale, des suivis sociaux ou des aides financières. Seulement, la maltraitance, les carences éducatives lourdes, les difficultés psychologiques des parents, les conflits familiaux, l'alcoolisme ou encore la toxicomanie rendent parfois impossible le maintien des enfants dans leur milieu d’origine. Le placement d'urgence, de jour ou plus durable est alors envisagé comme moyen d'offrir une vie moins difficile à l'enfant ; l'objectif étant d'assurer le respect de ses droits et de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs[1].

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[1] Principes réaffirmés par la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance

Sommaire

Les responsables de l'aide sociale à l'enfance, mieux connus sous les appellations d’ “inspecteurs enfance” ou de “cadres ASE” sont des professionnels chargés de mettre en œuvre et de conduire la politique départementale de prévention et de protection de l'enfance en liaison avec des partenaires (magistrats, écoles, associations…). Ils prennent, au nom du Président du Conseil Général, des décisions relatives aux mineurs signalés comme étant potentiellement en danger (CNFPT & ONED, 2010). Les professionnels peuvent choisir de maintenir les enfants dans leur milieu naturel en proposant des aides éducatives à domicile, des interventions par des techniciennes de l'intervention sociale et familiale, des suivis sociaux ou des aides financières. Seulement, la maltraitance, les carences éducatives lourdes, les difficultés psychologiques des parents, les conflits familiaux, l'alcoolisme ou encore la toxicomanie rendent parfois impossible le maintien des enfants dans leur milieu d’origine. Le placement d'urgence, de jour ou plus durable est alors envisagé comme moyen d'offrir une vie moins difficile à l'enfant ; l'objectif étant d'assurer le respect de ses droits et de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs1.
Cette fonction de responsable de l’aide sociale à l’enfance n’est pas simple à incarner pour les professionnels qui doivent trancher dans des situations complexes. Comme le résument plusieurs directeurs enfance famille, responsables (et anciens responsables) de l'ASE2 : “On ne signe pas des parapheurs comme on signe des factures”, “on prend des décisions qui vont avoir des conséquences pour une vie entière”, “on ne sait pas si on a pris la bonne décision et ce sont des décisions qu’on ne peut jamais vérifier”, “il n’y a pas de machine dans laquelle on met le rapport d’évaluation et où l’on sait en sortant ce qu’il va falloir faire pour que ça se passe bien”. Cette capacité à trancher, parfois dans l’urgence est d’autant plus difficile à assumer que les professionnels font face à des situations familiales difficiles : “Ce qu’on vit, la matière, est extrêmement épuisante et nous affecte forcément. Si vous recevez un rapport de l’hôpital concernant de la maltraitance sur des enfants de 3/4 mois, je mets au défi quiconque de rester froid et calme par rapport à ces situations-là”. Etre responsable de l’ASE ne s’improvise donc pas. La fonction requiert un haut niveau de compétences et ce dans des registres très différents : des compétences psychologiques et sociales pour évaluer les situations familiales, des compétences juridiques pour maîtriser la dimension administrative et les différents codes (CASF, Code Civil, code de procédure pénale…), des compétences managériales pour gérer une équipe...Elle demande également "de l’appétence" et un ensemble de conditions personnelles : maturité, capacité à prendre du recul, à prendre des décisions, maîtrise de soi, capacité à s’affirmer (par exemple face à des partenaires ou des équipes…).
La réalisation d’une étude en 20143 a permis de mieux appréhender le quotidien de ces professionnels et de mieux cerner la charge psychique induite par l’exercice de la fonction (Adeline Alves de Sousa & Laurent Sochard, INSET-CNFPT, 2015). Comme le montrent les propos forts d’un responsable de l’ASE : “C’est quand même un métier particulier, on a notre nez dans les petites culottes, dans la violence, l’alcool, on rencontre des gens qui picolent”. Mais la difficulté de ce métier ne se résume pas qu’aux situations humaines complexes à gérer. Les résultats issus du questionnaire et les entretiens menés auprès des responsables (et anciens responsables) de l’ASE témoignent de l’impact des facteurs organisationnels, managériaux et relationnels sur la durée d’exercice de la fonction. Parmi les difficultés évoquées, on retrouve principalement la charge de travail, le déficit de pilotage, l’isolement des responsables de l’ASE sur les territoires et le manque d’un lieu d’expression entre pairs, du type supervision ou analyse des pratiques professionnelles. Une problématique systématiquement évoquée chez les professionnels interviewés fait référence à la difficulté de construire des solutions adaptées aux profils des enfants : “On parle de difficulté émotionnelle vis-à-vis des situations vécues mais il y a aussi la complexité de certaines situations à traiter en termes de modalités de prises en charge”.

Une saturation des dispositifs d’accueil due à de multiples facteurs

Depuis quelques années, les dispositifs d’accueil sont saturés par manque de places, malgré le budget conséquent alloué à l’aide sociale à l’enfance qui représente l’un des budgets le plus élevé des départements. Les dépenses liées au placement représentent environ 80% de l'ensemble des dépenses consacrées à la protection de l'enfance (ODAS, 2013). Malgré l'importance de ce chiffre, les professionnels font le constat d'un déséquilibre croissant entre les demandes de placement et l'offre pouvant être proposée. Les demandes de placement sont plus fortes à cause de l’évolution de la société. D’après les professionnels interviewés, certaines familles accumulent les problématiques : des problématiques d’emploi, de reconnaissance personnelle, d’image de l’autre, d’addiction, voire des pathologies mentales. Par ailleurs, le seuil de tolérance des professionnels de l’ASE a changé. L’évolution croissante du niveau de vie (INSEE, 2014) et la prise de fonction accessible aux jeunes professionnels ont réduit le seuil de tolérance admis. D’autre part, la création en 2007 des Cellules Départementales de Recueil des Informations Préoccupantes (loi 2007-293 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection de l’enfance) a eu une incidence sur le nombre de mineurs déclarés comme étant en danger ou en risque de l’être. En effet, les professionnels de l'éducation nationale, du Conseil Général ou hospitalier, à titre d'exemple, sont aujourd'hui mieux informés de l'existence de ce type de service dans les départements. Des associations comme le 119 (Allo Enfance en danger) pouvant être saisies par les particuliers, les professionnels ou les enfants eux-mêmes se chargent aussi de transmettre les informations préoccupantes aux CRIP des départements concernés.
L’augmentation des demandes de placement impacte la fluidité du dispositif, creusant un décalage entre les entrées et les sorties des enfants. Comme l’explique un directeur adjoint chargé de la protection de l’enfance, “l’entrée du dispositif gonfle, il n’absorbe plus la demande et les sorties se font au compte-gouttes. On rentre à peu près 250 gamins et on en sort une centaine. Donc ça ne peut pas tenir”. Pour une professionnelle de l’ASE, fluidifier les sorties est nécessaire mais ne relève pas d’un travail évident à mener : “C’est dur parce que quand les enfants sont placés, sont bien au chaud et que le travail avec les parents se passe bien, ça donne envie de continuer comme ça”.
Ce processus de fluidification n'est pas facilité par les pratiques professionnelles des partenaires. Par exemple, les pratiques des magistrats ont une répercussion sur le nombre de places disponibles en établissement à certaines périodes de l'année: “J’ai beaucoup de sorties en septembre. Normalement les sorties sont en juin mais le magistrat prolonge jusqu’en septembre l’accueil ASE pour qu’on paie la colo. Donc on a des choses comme ça aujourd’hui où l’on rentre dans les pratiques professionnelles des magistrats. Vous n’avez pas beaucoup d’audiences entre le 15 juillet et fin août. Donc ça, ça impacte la vie des établissements” (propos énoncés par une directrice enfance famille). Les responsables de l’ASE constatent plus globalement un désengagement de certains partenaires : “On nous refile le bébé”, “on se retrouve parfois avec des situations d’enfants qui ne relèvent pas de la protection de l’enfance (soins, psychiatrie, handicap…)”. Le déficit de moyens de la pédopsychiatrie doit ici être souligné. Ces attitudes et pratiques contribuent donc à la saturation des dispositifs d’accueil.
Les dispositifs d’accueil ont eux-aussi leur part de responsabilité vis à vis du manque de places. Les établissements peinent parfois à s’adapter à l’évolution des profils des enfants qui ne sont plus tout à fait les mêmes qu’auparavant. Comme le résume une directrice enfance famille, “à l’époque, on a accueilli des enfants, je schématise un peu, mais de familles pauvres qui étaient en difficulté. Aujourd’hui, on accueille des enfants de familles qui dysfonctionnent. Donc on n’a pas le même type de public, on a des enfants qui sont plus abîmés et qui nécessitent une autre prise en charge, et ça, c’est compliqué aujourd’hui”. Face à ce constat, les responsables de l'ASE et leurs supérieurs hiérarchiques se mobilisent : "On travaille beaucoup depuis 3 ans pour faire évoluer les dispositifs d'accueil, les tranches d'âge, les modalités d'accueil (urgence, moyen ou séjour), créer un certain nombre de dispositifs et on continue de le faire pour le soutien intermédiaire pour l'accueil des jeunes majeurs". Certains professionnels soulèvent les difficultés inhérentes à ce travail : "On a dû mal à faire en sorte que les établissements s'adaptent aux besoins. Donc on a des établissements extrêmement performants avec des projets éducatifs au carré, mais du coup, dès lors que le gamin ne rentre pas dans le projet éducatif, on ne peut pas lui trouver de place, ou dès lors que le gamin a un comportement déviant, il est exclu". Il faut concilier l’adaptabilité et la souplesse au sein des projets d’établissements.
Les responsables de l'ASE doivent donc composer avec ces éléments tout en sachant qu'ils ne peuvent pas proposer des placements trop éloignés géographiquement des domiciles des parents dans un souci de maintien des liens familiaux. Ces conditions de travail extrêmement limitantes pour les responsables de l'ASE engendrent des sentiments d'inquiétude et d'impuissance. En effet, certains enfants sont confiés à l'aide sociale à l'enfance mais faute de places, ne sont pas accueillis par un établissement ou une famille d'accueil. L’ordonnance du juge reste alors non exécutée parfois plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

Une pénurie des lieux d’accueil qui bouleverse les modalités d'exercice de la fonction de responsable de l'ASE

Les modalités d'exercice de la fonction telles qu'elles sont définies actuellement sont pesantes pour les responsables de l'ASE. L'administration d'un questionnaire portant sur les risques psychosociaux au travail en atteste4. Parmi les 143 responsables de l'ASE ayant accepté de répondre au questionnaire, 81% d'entre eux ont l'impression de devoir réaliser une quantité de travail excessive et 76% ont le sentiment de ne pas disposer du temps nécessaire pour effectuer correctement leur travail. La plupart des responsables de l'ASE doivent gérer un nombre important de dossiers leur occasionnant un temps de lecture considérable. De ce fait, ils ne peuvent pas honorer toutes les audiences et rencontrer les familles autant de fois qu’ils le jugeraient utile. Ils travaillent essentiellement sur dossiers et en fonction des informations apportées par les référents. Les responsables de l’ASE mesurent les conséquences de cette situation sur la qualité des décisions prises : “Quand on a moins de dossiers, on est dans une connaissance des situations et dans de l’analyse possible. Les décisions qu’on prend sont relativement bien éclairées et on est partie prenante dedans”. Ces professionnels de l’enfance ont le sentiment d'être en sous-effectif et leurs supérieurs hiérarchiques partagent cet avis. Cependant, les contraintes budgétaires gèlent les recrutements, ce qui empêche toute possibilité de renfort humain.
Ces conditions de travail sont lourdement impactées par le temps consacré à la recherche des lieux d’accueil : "Le plus épuisant c'est le manque de moyens. Si on avait des places, ça serait réglé en un coup de fil. On peut passer cinq heures à chercher une place, à appeler tous les établissements du département. Tout le monde est en stress. Parfois j'ai les enfants qui patientent dans nos locaux. Si le dispositif fonctionnait normalement, l'éducateur devrait me passer un coup de fil en sortant du tribunal et je devrais lui dire "tu l'emmènes à tel endroit" et il devrait partir directement du tribunal. Ça devrait prendre dix minutes et nous ça nous prend dix heures (rires). Ça c'est usant". Pour les responsables de l’ASE, le temps consacré à la recherche d’un lieu d’accueil occupe une place trop importante et réduit de fait le temps consacré aux autres activités. C’est un moment difficile, éprouvant et source de stress : “La recherche des lieux d’accueil c’est très pénible, ça devient un casse-tête et c’est terrible”.

Une saturation des dispositifs d'accueil impactant la vie des enfants et la santé des professionnels

Les enjeux liés au bien-être et au développement des enfants renforcent le sentiment de responsabilité des responsables de l’ASE et les poussent au surinvestissement. Ils pallient en quelque sorte les défaillances du système : “En protection de l’enfance, on ne compte pas ses heures”, “on fait beaucoup d’heures supplémentaires”, “une petite journée c’est neuf heures”. Globalement, les responsables de l’ASE estiment leur journée de travail à dix heures. Ces propos énoncés dans le cadre des entretiens sont confirmés à plus grande échelle par les résultats obtenus au questionnaire : 74% des responsables de l'ASE sont souvent contraints à faire des heures supplémentaires et sont perturbés par cette situation.
Les situations rencontrées, le manque de moyens et le surinvestissement au travail participent à l’épuisement des professionnels. Pour nombre d’entre eux, la scission entre vie professionnelle et vie personnelle n’est pas simple à opérer : “On va rentrer avec quelques situations le week-end ou le soir. On ne va pas pouvoir les laisser complètement au travail”. Statistiquement, 60% des responsables de l’ASE n’arrivent pas facilement à se décontracter et à oublier tout ce qui concerne leur travail lorsqu’ils rentrent chez eux. Pire encore, 57% des responsables de l’ASE disent encore penser au travail lorsqu’ils vont se coucher.
Le manque de moyens affecte profondément les professionnels : “La place que l’on trouve, ce n’est plus nécessairement la place qui conviendrait, c’est la place qu’on a trouvé et ça, je trouve ça assez frustrant d’offrir des solutions à des enfants, qui ne correspondent pas à leurs problématiques”, “ce n’est pas toujours facile à gérer parce que moi je prends vraiment d’une façon importante cette responsabilité-là que j’ai dans la vie d’un enfant et des décisions que je vais prendre, et de l’impact que ça va avoir sur lui”.
Le registre lexical montre que les responsables de l’ASE ont l’impression de fournir un travail de mauvaise qualité : “On fait des espèces de montages merdiques”, “on prend des décisions par défaut”, “on crée le moins pire”, “c’est insatisfaisant”, “c’est désagréable”, “c’est frustrant”, “c’est vraiment agaçant”. Le travail mené est systématiquement comparé à du “bricolage” qui à l’origine renvoie à un travail grossier et peu sérieux (Larousse). Ces propos forts permettent d’affirmer que les responsables de l’ASE ont une image très négative de leur travail. Leurs valeurs sont en contradiction avec les actions qu’ils sont contraints de mener : “On ne met pas en face de l’enfant ce dont il a besoin mais ce qu’on peut lui proposer. Pour moi, c’est un vrai problème”. En plus de devoir prendre des décisions insatisfaisantes, ils devront se justifier en cas d’incident : “Quand on a une place d’accueil qui se libère, il faut que l’on priorise l’urgence. Il faut que l’on fasse un choix entre protéger tel ou tel gamin en fonction du degré de maltraitance qu’il subît. Ces choix-là c’est nous qui les faisons. Ce sont des choses assez pesantes, la responsabilité qui va avec est très lourde. Si un jour il y a un accident qui survient, ça sera à nous d’aller en cours d'assises justifier notre choix. Ça c’est une responsabilité que l’on porte au quotidien en plus de celles qui sont en lien avec la prise de décision classique avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la vie des gens”.
Les responsables de l’ASE vivent cet état psychique que Leon Festinger a appelé “dissonance cognitive”. Selon ce psychologue social, la dissonance cognitive est le produit d’un écart entre les idées et les actes d’une personne, ou entre deux idées contradictoires, ce qui provoque une tension intérieure source d’épuisement et de dévalorisation (Leon Festinger, 1957). Au niveau de la qualité du travail fourni par les responsables de l’ASE, Yves Clot, psychologue du travail, qualifierait cette situation de “qualité empêchée” ou de “travail empêché”. Pour cet auteur, la qualité empêchée correspond à une situation où la personne ne se reconnaît plus à travers les actes qu’elle est contrainte de mener. C’est la mauvaise fatigue qui provient de tout ce qu’elle n’arrive pas à faire et qui la poursuit, l’empêche de dormir (Yves Clot, 2012). Cette situation affecte le pouvoir d’agir des professionnels et dénature le métier qui perd de son sens.
Le contexte de travail décrit par les professionnels interroge les principes réaffirmés par la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance : “L’intérêt de l’enfant, la prise en compte de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect de ses droits doivent guider toutes décisions le concernant” (article L. 112-4 du Code de l’Action Sociale et des Familles) ; “le lieu d’accueil de l’enfant doit être recherché dans l’intérêt de celui-ci” (article 375-7 du Code Civil). Actuellement, les responsables de l’ASE concilient difficilement ces principes fondateurs avec leurs pratiques professionnelles. Mais comment peuvent-ils être scrupuleusement respectés dans un contexte de crise financière ? En outre, quelles sont les limites fixées par les Conseils Généraux en matière de prise en charge ? Quel est le travail à mener pour faire évoluer les dispositifs d’accueil existants ? Quels sont les indicateurs qui doivent être pris en compte ?
Dans certains départements, le projet pour l’enfant pourtant obligatoire n’est pas vraiment mis en œuvre ni actualisé : “Ça interroge sur comment on travaille sur le projet des enfants qui sont arrivés en accueil d’urgence et qui au bout d’un an sont toujours là. Donc ils prennent des places et ça empêche qu’il y ait un turn-over”. La charge de travail des responsables de l’ASE étant élevée, comment ces professionnels peuvent-ils gérer l’évolution des projets des enfants ? Cette activité demanderait une révision du nombre de dossiers attribué à chaque responsable ou bien une délégation de certaines tâches.

Plusieurs responsables de l’ASE pointent le manque de dispositifs intermédiaires entre la mesure d’aide éducative à domicile et le placement complet : “On le crée en négociant avec des établissements. Par exemple, on laisse les enfants chez leurs parents et des établissements interviennent en cas de besoin. En tout cas on bricole. Il nous faudrait de l’accueil de jour, de la prise en charge pour les tout petits quand les parents sont déficients”. En ce sens, les responsables de l’ASE cherchent des solutions pouvant limiter la séparation entre les enfants et leurs familles. En effet, ces derniers tentent de respecter les dispositions légales mais pensent aussi que le placement peut être source de dégâts psychologiques pour l’enfant. Certains professionnels énoncent d’ailleurs avec gêne et timidité l’idée suivante : “C’est dur ce que je vais dire mais...je pense qu’il y a des enfants, même pas très bien traités...mieux vaut qu’ils grandissent chez eux”.

Une des pires situations qu’un cadre de l’ASE puisse rencontrer c’est...un gamin dans son bureau le soir et pas de solution. Et ça, ils le connaissent. Tous les cadres ASE connaissent ça un jour ou l’autre. Ce qui était le plus épuisant c’était d’avoir une ordonnance de placement provisoire qui arrivait bien tard dans la journée et sans solution, et de se sentir tout seul parce que ce jour-là, les collègues n’étaient pas là, il n’y avait personne de disponible. On rentrait, ce sont des situations qui n’arrivaient pas tous les jours, mais quand ça arrivait, on n’arrivait pas à couper, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de repos. On avait trouvé une solution en règle générale mais qui n’était pas la solution idéale. Et donc on rentrait très tracassé avec juste l’envie de retourner au travail le plus tôt possible le lendemain matin pour vérifier qu’il ne s’était pas passé un drame dans la nuit. On ne coupe pas. On ne peut pas couper, c’est-à-dire que l’esprit tourne en continu. On s’endort avec et on se réveille avec. Quand on a pu vérifier que la solution provisoire...que les parents étaient bien informés, qu’ils n’allaient pas se foutre en l’air dans la nuit, que ceci, que cela, quand on avait pu faire ce travail-là, on pouvait à la limite faire une petite coupure en confiant l’enfant je ne sais pas, au foyer de l’enfance par exemple. Quand on ne pouvait pas le faire, je prends un exemple. On emmenait le gamin dans un gîte d’enfant parce qu’on fait ça. Donc on le met dans sa voiture, on l’emmène dans un gîte, les parents ne savent pas où est leur enfant, donc pour moi c’est vraiment très violent. Le gamin n’a rien ou pas grand chose et on le dépose, et puis nous on rentre chez nous… [...] Normalement on rentre chez soi pour se ressourcer (rires), je ne sais pas, faire un dîner avec des amis et puis voilà, on ne peut pas. On ne peut pas....On est habité par ce non-fini parce qu’on n’a pas pu passer le relais de la situation. On a fait un dépot, il faut le reprendre le lendemain. Et donc il y a toute l’inquiétude de savoir...alors quand le dépôt se passe une veille de week-end, alors là votre week-end est foutu. Donc ça veut dire qu’on revient le lundi et “pff” on est fatigué. Donc on engrange la fatigue”

Une ancienne responsable de l’ASE devenue adjointe en charge de la protection de l’enfance

Une saturation des dispositifs d'accueil induisant une concurrence dans les relations professionnelles

La recherche des lieux de placement peut provoquer des tensions au sein des collectifs de travail. Certains responsables de l’ASE sont parfois en compétition avec leurs pairs : “Quand vous avez un enfant à placer, c’est un peu la guerre, c’est le premier qui trouve une place qui est le premier servi, on se passe devant”. Cette ambiance de travail est délétère pour les responsables de l’ASE qui gèrent déjà des situations humaines très complexes. Au contraire, échanges et collaborations entre pairs sont des éléments fondamentaux pour tenir durablement dans la fonction.
Une part des responsables de l’ASE éprouve un sentiment de solitude vis à vis de leurs supérieurs hiérarchiques. Si certains n’échangent pas sur la pénurie de placement, d’autres ne veulent pas entendre les difficultés exposées : “On n’arrêtait pas de solliciter et de dire qu’il n’avait pas de places : on n’avait pas de réponse”, “Ne rien nous expliquer nous donne l’impression qu’ils s’en moquent et qu’ils nous laissent nous débrouiller sur le terrain”. Comme pour toute organisation, l’écoute et les échanges avec les supérieurs hiérarchiques encouragent les équipes. Ignorer les difficultés ne contribue pas à diminuer les sentiments de culpabilité et d’impuissance éprouvés par les professionnels.
Le conflit éthique ressenti par la plupart des responsables de l’ASE n’est pas atténué par les critiques des partenaires et des familles. Bien au contraire, ces remarques ne font qu’alourdir la charge mentale ressentie par les professionnels : “Ce qui me fait quelques fois vraiment mal, ce sont les gens qui renvoient cette idée “mais franchement vous ne foutez rien, vous n’êtes même pas capables de trouver un lieu d’accueil”” ; “Dire à des parents qui demandent un accueil pour leur enfant “bah non, je n’ai pas de solution”, c’est vrai que ça finit par générer de l’agressivité parce que les gens ont l’impression qu’on ne fait rien alors qu’on n’a pas les moyens d’y répondre. Ça c’est le plus terrible, on a beau se démener, il n’y a pas”.
Les responsables de l’ASE accumulent donc plusieurs facteurs d’épuisement en lien avec la recherche des lieux d’accueil : charge de travail, dissonance cognitive, qualité empêchée, remarques dévalorisantes et tensions dans les relations.

Le cycle des responsables de l’ASE comme point d’appui

Les Écoles Nationales d’application des Cadres Territoriaux (ENACT) rebaptisées Instituts Nationaux Spécialisés d’Etudes Territoriales (INSET) proposent depuis 20025 des cycles de formation à destination des responsables de l’ASE. Ces derniers ont pour objectifs d’améliorer les pratiques professionnelles et de consolider l’identité des cadres autour de valeurs, méthodologies et modes d’action communs.
Ces cycles, répartis sur 8 semaines en alternance, favorisent le développement d’un réseau professionnel sur lequel les responsables de l’ASE peuvent s’appuyer en cas de besoin. Par exemple, lorsqu’ils souhaitent obtenir des informations sur un lieu d’accueil, ils contactent un responsable de l’ASE du département concerné pour connaître le profil du lieu d’accueil, le nombre de places disponibles, les modalités de travail, la pédagogie utilisée… Solliciter des anciens stagiaires est rassurant pour les responsables de l’ASE : “On se dit que ce sont des gens qui sont à peu près sur les mêmes valeurs”. Les professionnels ayant suivi les cycles échangent aussi sur les difficultés tout en se conseillant sur les dispositifs : “Je vais voir un ancien stagiaire parce que je souhaite mettre un truc en place qu’il a déjà mis en place chez lui. Ça va vachement plus vite quand on se connait. On se demande les avantages, les inconvénients, ça gagne du temps et ça évite de refaire les mêmes erreurs”. Les échanges entre anciens stagiaires favorisent donc une meilleure qualité de service public dans l’intérêt des enfants et de leurs familles.

Quelques pistes d’action sont-elles privilégiées par les professionnels ?

La situation exposée par les professionnels interviewés interroge les marges de manœuvre des responsables de l’ASE. Comment peuvent-ils agir à leur niveau ? Une autre organisation pourrait-elle réduire les difficultés ?
Un directeur enfance famille en fin de carrière propose son analyse de la situation. Ce n’est pas la multiplicité des responsables de l’ASE avec un nombre de situations moins important à traiter qui règlerait le problème et rendrait les professionnels plus efficaces. C’est la délégation de certaines activités à des adjoints ou conseillers socio-éducatifs. En déléguant l’activité de placement, les responsables de l’ASE pourraient prendre de la distance vis-à-vis des situations traitées. Ils pourraient également se concentrer sur leur cœur de métier à savoir les projets des enfants et les relations avec les magistrats. Reste à déterminer quels professionnels pourraient assurer cette mission et dans quel cadre celle-ci pourrait être mise en œuvre. Est-ce qu’on ne “soulagerait” pas des professionnels pour en surcharger d’autres ? Quels seraient les profils de ces adjoints ? Quelles compétences et qualités devront-ils posséder ou acquérir ? Comment pourrait-on coordonner le travail entre les différents professionnels ?
Dans tous les cas, pour les professionnels chargés des placements, investir le travail partenarial est un élément fondamental. A la prise de poste des responsables de l’ASE ou dans le cadre de l’attribution de la mission relative au placement, il est indispensable d’opérer un véritable travail sur cette thématique : Qui sont les partenaires ? Quels sont les rôles de chacun ? Comment travailler avec eux ? Cette tâche pourrait être assurée par un responsables de l’ASE désigné “tuteur” et/ou le chef de service. Ce travail permettrait aux professionnels d’appréhender les contours du poste et l’environnement professionnel sur lequel ils peuvent s’appuyer et avec lequel ils doivent collaborer. C’est ce point de vue que défend Camille Vignes, responsable ASE, dans un article de 2012 : “Dans un contexte de désengagement de l’État dans les domaines de la pédopsychiatrie, de la justice des mineurs, comme du secteur médicosocial, la construction d’un réseau partenarial autour d’un mineur s’avère de plus en plus ardue, faute de partenaires” (Camille Vignes, 2012, p. 56).
Par la suite, les professionnels devront s’imposer des rencontres avec les partenaires. Se dégager du temps pour cette activité n’est pas simple quand on connaît la charge de travail conséquente des professionnels. Mais une responsable de l’ASE rappelle les bénéfices de ces rencontres sur le travail mené. Environ une fois par mois (ou une fois tous les deux mois), cette professionnelle échange avec les hôpitaux, l’inspecteur académique ou l’enseignement catholique sur les situations et dispositifs mis en place. Le groupe concentre également son attention sur l’amélioration des dispositifs dans l’intérêt des enfants : “Par exemple, nous avons imaginé trouver une famille d’accueil pour un bébé qui vient de naître avant de le faire intégrer progressivement une pouponnière”. En travaillant de cette façon, les responsables de l’ASE sont dans une meilleure connaissance des lieux d’accueils et de l’étendue des possibilités. Ils peuvent aussi mieux communiquer sur les difficultés vécues pour se faire entendre et comprendre des partenaires. Cette modalité de travail facilite ainsi les échanges et la coordination entre tous les acteurs de la protection de l’enfance.
Mais pour sortir d’une logique de “traitement” situation après situation, il est certainement nécessaire de reprendre la main sur le plan stratégique notamment en termes de régulation et de planification. Car si le projet pour l’enfant est un point central de la loi du 5 mars 2007, sa mise en œuvre n’aura d’intérêt que si les responsables de l’ASE ont à leur disposition une palette de possibilités, de lieux d’accueil, et de modalités (séquentiel, accueil de jour) et des propositions diversifiées de prise en charge (y compris hors du dispositif ASE classique : quid des liens avec les REAAP6, avec les réseaux associatifs, la réussite éducative…). Pour être un bon chef d’orchestre, il faut une palette d’instruments variés et coordonnés. Les deux outils que sont le schéma départemental et l’observatoire départemental de la protection de l’enfance ont un rôle structurant à jouer, tant dans l’orchestration du dialogue entre partenaires sur un même territoire, leur coordination, que dans la détermination des besoins non couverts, des évolutions à anticiper. Citons là encore Camille Vignes : “La construction d’un projet, un tant soit peu adapté, pour un jeune en grande difficulté suppose l’engagement de tous les acteurs de la protection de l’enfance et il apparaît que les travailleurs médico-sociaux de l’ASE ne se sentent pas toujours investis de la légitimité nécessaire pour obtenir de certains partenaires un engagement de prise en charge du mineur. Aussi ne faut-il pas envisager l’intervention des cadres de l’Aide sociale à l’enfance dans les négociations partenariales à l’occasion du montage du projet et tout au long de la vie du projet. Agissant sur délégation de signature du président du Conseil général, leur légitimité est difficilement contestable par les partenaires. Cet état de fait devrait conduire les départements à revoir l’organisation de leur service d’Aide sociale à l’enfance” (Camille Vignes, 2012, p.56).
C’est ensuite à chaque département de savoir le degré d’implication des cadres ASE dans ces instances, mais il paraît impensable qu’ils n’y soient pas associés de très près. Car ce sont eux qui ont une vision cumulée des situations singulières, et qui peuvent, moyennant un accompagnement et des outils, transformer toute cette matière en hypothèses de travail, puis en données établies, et en chantiers à mener. Le schéma départemental et l’observatoire peuvent devenir de véritables leviers pour une évolution de l’ensemble du dispositif.
Dans ces métiers qui génèrent le sentiment d’accomplir un travail de Sisyphe, ou de construire sur du sable puisque le flux ne se tarit jamais, il est important que les agents puissent “exploiter” la richesse désordonnée des situations qu’ils traversent pour la mettre en intelligibilité, en réflexion, en pistes de travail. Cette activité est un véritable vecteur pour retrouver du sens, et avoir le sentiment qu’on ne fait pas que gérer l’urgence, ou le coup par coup, mais qu’on crée des marges de manœuvre à un moment donné en structurant les réponses. Nombreux sont les cadres ASE formés dans les INSET qui n’imaginent même pas avoir une place dans ces processus, ou seulement réduite à la portion congrue, de telle sorte qu’elle est vécue comme une surcharge et non comme un investissement.
Les directions enfance-famille ont une responsabilité en la matière dans l’alternance pour ces cadres entre la gestion des situations individuelles et le passage à un niveau de structuration de la réponse sur un territoire, ou au moins d’aide réelle à la décision sur ce point.


1 Principes réaffirmés par la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance
2 Ces citations sont extraites de l’étude conduite en 2014 par Adeline Alves de Sousa et Laurent Sochard pour le compte de l’INSET d’Angers
3 Pour cette étude, 34 entretiens ont été menés ; 19 auprès de responsables de l’ASE, 9 auprès de professionnels ayant quitté la fonction, 4 auprès de directeurs/directrices enfance famille et 2 auprès de directeurs adjoints chargés de la protection de l’enfance. En parallèle de ces entretiens, 143 responsables de l’ASE ont accepté de répondre à un questionnaire en ligne
4 Le questionnaire reprenait les questionnaires de Karasek et de Siegrist qui sont les principaux outils d’évaluation des facteurs psychosociaux au travail. Les risques psychosociaux correspondent aux risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels.
5 Dès 2002 à Angers, puis dans deux autres INSET à partir de 2009
6 Réseau d’Ecoute, d’Appui, et d’Accompagnement aux Parents

  • Institut National Spécialisé d’Etudes Territoriales d’Angers, Centre National de la Fonction Publique Territoriale. 2015. Responsable de l’aide sociale à l’enfance : une fonction complexe et psychiquement exposée. Etude réalisée en 2014 par Adeline Alves de Sousa & Laurent Sochard.
  • ODAS-SNATEM. 1999. Protection de l’enfance : mieux comprendre les circuits, mieux connaître les dangers. Torcy-Marne-la-Vallée : ODAS-SNATEM. Etude réalisée par Eric Bellamy, Marceline Gabel & Hélène Padieu.
  • Clot, Yves. 2010. Le travail à coeur : pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La Découverte.
  • De la Vega, Xavier. 2012. “Yves Clot / Christophe Dejours : plaisir et souffrance au travail, deux regards”, Sciences Humaines, n° 242, p 50-52.
  • Festinger, Leon. 1957. A theory of cognitive dissonance. Evanston, IL : Row, Peterson.
  • Ministère de la réforme de l’Etat, de la décentralisation et de la fonction publique, Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique. 2014. La prévention des risques psychosociaux dans la fonction publique.
  • Naves, Pierre, Cathala, Bruno et Deparis, Jean-Marie. 2000. Accueil provisoire et placement d'enfants et d'adolescents : des décisions qui mettent à l'épreuve le système français de protection. Ministère de l’emploi et de la solidarité.
  • INSET d’Angers. 2010. L’encadrement garant du processus d’évaluation des situations familiales en protection de l’enfance. Les actes du séminaire national CNFPT - ONED septembre 2010.
  • Observatoire national de l’action sociale décentralisée, sous la direction de Jean-Louis Sanchez. 2013. Les dépenses départementales d’action sociale en 2012 : un très inquiétant effet de ciseau.
  • Vignes, Camille. 2012/1. “Articulation MECS-ASE : une nécessaire redéfinition”, Empan, n°85, p. 53-56.

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Auteur(s) :

ALVES DE SOUSA Adeline

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