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Titre 1er : L’administration locale

Chapitre Premier

Du système général de la législation relativement à l’administration locale

La législation relative à l’administration locale remonte aux premiers travaux de l’immortelle assemblée qui, en 1789, a posé les fondements de toutes nos institutions modernes. L’Assemblée Constituante consacra à cet objet ses premières délibérations.

Elle y employa tout le temps que les événements extérieurs et les difficultés politiques n’occupaient point. Le cri de l’opinion, les cahiers des électeurs et les besoins réels du peuple lui en imposaient le devoir.

La condition des provinces et des communes sollicitait une réforme immédiate et profonde.

En ce qui concerne les provinces, pour en parler d’abord, on sait que la plus grande partie du royaume se composait de pays d’élection, où des intendants exerçaient une autorité absolue, comme celle de la couronne dont ils étaient les délégués. Quand ces intendants s’appelaient Trudaine ou Turgot, la province était administrée avec équité, sagesse et vigilance. Mais, pour quelques hommes dont la vertu animait les efforts, combien ne songeaient qu’à plaire au monarque et à pressurer la province ! Les populations, sans organes, voyaient leurs besoins négligés et leurs intérêts méconnus. Au moment de la Révolution, la situation générale des pays d’élection déposait contre leurs administrateurs. Dans les autres provinces, des États maintenus par les actes de réunion dirigeaient l’administration avec une sorte d’indépendance. Des travaux utiles et importants s’y exécutaient. Une prospérité réelle y formait un contraste frappant avec les pays d’élection ; mais, à côté de ces grands résultats qui honoraient les États provinciaux, les documents de l’histoire prouvent que leur administration était souvent ruineuse pour les populations et oppressive pour les classes inférieures. D’ailleurs leur indépendance avait reçu de graves atteintes. En 1629, les États du Languedoc avaient été assujettis à faire approuver leurs budgets par le roi et à ne plus tenir qu’une session de quinze jours par année. Sous Louis XIV, ils n’avaient été autorisés à se réunir que tous les deux ans, et sous la présidence de commissaires du roi. Les États de Bretagne, presque exclusivement composés de membres placés sous la dépendance de la couronne, avaient vu s’évanouir leurs plus chères prérogatives.

Il en avait été à peu près de même de tous les États provinciaux. Dans les derniers temps, leurs assemblées n’étaient guère plus que des réunions de plaisir, où les grands seigneurs déployaient leur faste, où les agents du roi prodiguaient la menace, la ruse et la corruption, pour arracher le don gratuit que la royauté, dont les entreprises ne s’étaient pas étendues jusqu’à l’établissement de l’impôt à son profit, était réduite à solliciter.

Dans les communes, la liberté formait aussi l’exception. Les villages dépendaient des seigneurs et ne possédaient aucune organisation. Aux villes seules, à celles du moins qui avaient conquis le titre de communes, appartenaient des privilèges fort étendus dans l’origine, mais successivement réduits. Leurs affranchissement dans le XIIe et le XIIIe siècle avait été exclusivement politique ; elles avaient conquis par la force, et par la défaite de leurs dominateurs féodaux, la faculté d’armer des troupes, de rendre la justice, de lever des impôts, attributs du pouvoir central, qu’il possède aujourd’hui et dont nul ne propose de le dessaisir. À cet affranchissement avait succédé l’établissement progressif et continu de la centralisation administrative. Pour en faciliter les développements, l’intérêt fiscal secondait l’intérêt politique. Les charges municipales, érigées en offices royaux et rendues vénales, n’étaient plus remises à l’élection que dans le petit nombre de villes qui les avait rachetées. Le pouvoir communal, mutilé dans ses dépositaires, l’avait encore été dans ses attributions.

Par un édit d’août 1764 ; on soumettait les comptes, les emprunts, les contributions, à l’approbation des agents du roi. Les communes ne pouvaient plaider sans une autorisation. Dans quelques provinces reculées seulement, à la faveur d’antiques usages ou de chartes spéciales, la liberté de certaines communes, en petit nombre, était restée plus entière.

L’Assemblée Constituante avait la mission d’effacer des distinctions contraires à l’égalité, et de remplacer l’arbitraire par la règle ; elle devrait surtout établir cette loi commune et homogène que la France réclamait de toutes parts, que les rois, depuis plusieurs siècles, travaillaient à faire prévaloir, et qui désormais, sanctionnée par les élus de la nation et associée à la liberté, était destinée à inaugurer et à consolider le régime nouveau.

Par les lois de 1789 et 1790, toutes les anciennes communautés d’habitants, depuis la paroisse rurale jusqu’à la ville la plus populeuse, reçoivent une existence légale, le même nom, les mêmes droits. Les communes sont propriétaires ; elles administrent leurs biens, font leur police, exercent même des attributions qui touchent aux intérêts de l’État ; elles ne cessent point d’en dépendre, mais elles composent des corps secondaires, distincts, doués d’une vie propre, et qui forment comme de petites familles dans la grande famille nationale.

La France est partagée en département, partagés eux-mêmes en districts ; mais les départements n’ont ni l’étendue, ni les pouvoirs des pays d’États. Loin de tendre au rétablissement des anciennes provinces, les nouvelles circonscriptions ont pour but de les abolir, et ne sont que des divisions purement administratives, créées pour la facilité des services publics, sans droits particuliers, sans existence distincte.

Les lois de l’Assemblée Constituante proclament, en outre, des principes qui attestent, de la part de ceux qui les y inscrivaient, l’étude approfondie des conditions organiques des pouvoirs publics.

Les communes sont placées sous l’autorité de l’État, quant au pouvoir que leurs représentants exercent commune délégués de sa puissance, et sous sa surveillance, quant aux pouvoirs qui leur sont propres. Cette surveillance s’étend fort loin ; elle a pour sanction le droit d’annulation des actes qui blessent des intérêts privés, et la nécessité d’une approbation préalable pour ceux qui engagent l’avenir ou qui touchent à des intérêts communs d’une importance spéciale, par exemple à la propriété.

Les départements, considérés seulement comme une division territoriale, relèvent entièrement du pouvoir exécutif, auquel leurs administrateurs sont tenus de prêter obéissance.

La délibération est séparée de l’action. Toutes les parties de l’administration sont subordonnées au pouvoir central, chargé de leur donner l’impulsion.

Ces principes étaient vrais ; mais l’Assemblée Constituante, qui eut l’honneur de les consacrer, n’avait pas su en assurer l’application.

Le gouvernement, placé au sommet, manquait de la puissance nécessaire pour faire prévaloir sa suprématie ; ses seuls instruments étaient des corps collectifs, élus par les citoyens, ou des agents également élus, sans attributions clairement définies, et qui échappaient à son autorité. La machine administrative, savamment construite, offrait une ordonnance régulière, des rouages distribués avec art ; mais aucun lien n’en unissait l’ensemble, et les ressorts qui devaient communiquer le mouvement n’existaient point.

L’expérience d’autant plus décisive que les circonstances étaient plus graves, ne tarda pas à démontrer qu’en effet les forces de l’État étaient, faute de cohésion et d’ensemble, paralysées. La Constitution de 1795 essaya de les rassembler en plaçant à la tête des municipalités de cantons qu’elle créait, et des départements, une administration composée d’un très petit nombre de membres, auprès desquels elle institua des commissaires du gouvernement, nommés par lui, révocables et salariés.

Cette organisation nouvelle ne corrigeait pas les vices de l’œuvre de l’Assemblée Constituante, et elle lui retirait quelques-uns de ses avantages les plus précieux. La plus grande partie des communes, réduites à un agent municipal et un adjoint, perdaient en quelque sorte leur vie propre. Les départements n’avaient plus à leur tête que cinq administrateurs, chargés de toutes les fonctions.

Le gouvernement central ne trouvait qu’une représentation imparfaite dans des commissaires que la Constitution chargeait seulement de « surveiller et requérir l’exécution des lois ». Tous les pouvoirs étaient confondus, et l’État n’héritait pas même des droits qu’il enlevait aux administrations locales.

La loi du 18 pluviôse an VIII, par un heureux retour aux principes de la législation de 1789, fit cesser cette confusion et rétablit la juste distribution des pouvoirs et des fonctions. Toutes les communes reprennent leur existence propre ; un conseil municipal délibère sur leurs affaires, un maire est chargé de l’administration active ; dans chaque département, un conseil général pour la délibération, un préfet pour l’administration, un conseil de préfecture pour le jugement des difficultés contentieuses relatives à certaines matières spéciales, par exemple les contributions et les travaux publics ; répartition conforme à la nature des choses et propre à satisfaire à tous les besoins. Il importait surtout de substituer un administrateur unique à ces pouvoirs collectifs créés par les lois de 1789 à 1795.

Mais, s’il était bon de supprimer les agents collectifs, et, d’un autre côté, de déduire les attributions trop étendues que les lois de 1789 avaient données aux conseils des communes et des départements, la loi de l’an VIII dépassait la mesure quand elle remplaçait l’élection de ces conseils par un système de candidature dont la prompte abolition laissa au gouvernement l’élection de leurs membres, et quand elle restreignait les conseils de département à la seule opération de la répartition des contributions, et les conseils municipaux au droit de délibérer, dans une seule session annuelle, sur quelques intérêts communaux d’une importance spéciale.

Les lois de 1789, dans leur pensée générale, en créant une centralisation nécessaire, avaient mis le sceau au travail d’unité que la France accomplissait depuis plusieurs siècles.

La loi du 28 pluviôse an VIII sacrifiait entièrement la liberté à l’ordre, et la vie locale à la toute-puissance du gouvernement central.

Cependant, la France était si fatiguée des désordres auxquels elle venait d’assister, la liberté avait si souvent dégénéré en licence, un si grand prestige s’attachait au nom de l’homme qui fondait ce régime nouveau, la loi du 28 pluviôse an XIII imprimait à l’administration tant de force et de simplicité, elle répondait enfin si bien aux besoins du moment non moins qu’aux instincts traditionnels du pays, qu’elle passa sans opposition.

Quand la Restauration eut relevé la tribune parlementaire, les départements et les communes firent entendre leurs doléances par l’organe de leurs représentants. Les libertés locales furent revendiquées par les oppositions, tantôt au nom des principes de 89, tantôt au nom des souvenirs peu fidèles de l’ancien régime. À ces réclamations, le gouvernement répondit par des propositions présentées en 1821 et 1829, où se trouvait un étroit et timide retour au système électif, et que les événements politiques firent échouer. La loi du 28 pluviôse an VIII était encore en pleine vigueur, quand éclata la Révolution de 1830.

Parmi les promesses insérées dans la nouvelle Constitution, se trouva celle de « pourvoir, dans le plus court délai possible, à l’établissement d’institutions départementales et municipales fondées sur un régime électif ».

Pour accomplir cette promesse, la loi du 21 mars 1831 établit, en effet, quant à la composition des conseils municipaux, un régime électif, et créa des collèges dans lesquels elle fit entrer, d’après le principe de la Constitution de 1830, des électeurs censitaires : toutefois le cens, réglé d’après la population, fut abaissé beaucoup en dessous de celui des électeurs politiques. Elle laissa au chef de l’État la nomination des maires et des adjoints, mais elle exigea qu’ils fussent choisis parmi les conseillers municipaux. La loi du 22 juin 1833 rendit également électives les fonctions de membres des conseils de département, et confia le droit de les élire aux citoyens inscrits sur la liste du jury.

Quelques années plus tard, après de longs essais et des délibérations répétées, les lois des 18 juillet 1837 et 10 mai 1838 réglèrent les attributions des conseils municipaux et des conseils généraux. Ces attributions furent énumérées avec détails, d’après les lois antérieures réunies et coordonnées ; elles furent même étendues. Les conseils municipaux obtinrent pour la première fois le droit de prendre, sur certains objets, des résolutions qui devenaient définitives, si elles n’étaient pas annulées par l’autorité supérieure, dans un délai et dans des formes déterminées. Les départements, qui avaient acquis la propriété de certains immeubles par concession du gouvernement, par achats pour des services publics ou par donations autorisées, durent expressément reconnus aptes à posséder ; qualité que l’Assemblée Constituante leur avait refusée en 1789, mais qui résultait de faits consommés et n’offrait plus d’inconvénients.

Les conseils généraux obtinrent les attributions que comportait cette situation nouvelle. Ainsi se trouvaient réunies toutes les dispositions des lois antérieures qui avaient passé par le creuset de l’expérience : on empruntait à celle de 1789 les cadres, la hiérarchie, la division des pouvoirs, l’origine élective des conseils locaux ; à la loi de l’an VIII, l’unité de l’action.

La juridiction contentieuse organisée par cette loi était maintenue ; la liberté, qu’elle avait fait sortir des administrations locales, y rentrait avec les garanties que réclamait l’ordre général. Le pouvoir central conservait ses prérogatives nécessaires ; mais il était renfermé dans des limités plus étroites et entouré de garanties plus protectrices de l’indépendance des pouvoirs locaux.

Au moment de la révolution de 1848, les lois de 1831, 1833, 1837 et 1838 recevaient leur exécution. Par un décret du 3 juillet 1848, l’Assemblée Constituante s’empressa d’appliquer à l’élection des conseils municipaux et des conseils généraux le suffrage universel, qui était le principe du gouvernement républicain. La nomination des maires fut, par le même décret, donnée à l’élection des conseils municipaux de toutes les communes, sauf celles dont la population excédait 6 000 âmes ou qui étaient chefs-lieux de département ou d’arrondissement ; dans ces dernières, le mode de nomination établi par la loi de 1831 fut conservé. Plus tard, la Constitution consacra l’organisation administrative du département et de la commune, conformément à la loi de l’an VIII, maintint l’élection des membres de leurs conseils par le suffrage universel, créa des conseils cantonaux, et remit à une loi organique le soin de compléter son œuvre, et notamment de déterminer les attributions respectives des conseils préposés à la délibération des affaires locales dans la commune, le canton et le département.

La Constitution de 1852 ne contient aucune disposition relative à l’administration locale. Elle se borne à renvoyer à une loi le soin de « déterminer l’organisation municipale » et à déclarer que « les maires seront nommés par le pouvoir exécutif et pourront être pris hors du conseil municipal ». Une loi du 7 juillet 1852 a maintenu le suffrage universel pour l’élection des membres des conseils généraux, des conseils d’arrondissements et des conseils municipaux.

Telle est, dans ses termes les plus généraux, la législation relative à l’administration locale. Avant de l’exposer plus en détail et d’en discuter les dispositions, il est nécessaire d’en examiner le système.

L’administration locale est soumise à des conditions qui tiennent à sa nature même. Elle doit se combiner avec les intérêts généraux et obéir aux principes qui régissent la société dans son ensemble.

Des précautions doivent être prises contre ces écarts. Il faut que les lois de l’État soient observées et appliquées par les pouvoirs locaux.

Il faut que les propriétés communes, reçues des générations passées par les générations présentes, comme un dépôt à transmettre à celles qui doivent leur succéder, ne soient point dissipées et ne puissent être aliénées que pour des besoins impérieux et constatés.

Il faut enfin que les pouvoirs locaux ne puissent point blesser les droits des particuliers, sacrifier l’intérêt de la communauté qu’ils administrent à leur intérêt privé, donner cours à leurs vengeances, à leurs jalousies, à l’esprit de tracasserie, intolérable surtout quand il s’exerce sur un petit théâtre.

Sans l’observation de ces règles, il n’y a point d’ordre dans l’État, point de garanties pour les associations locales, point de sécurité ni de liberté pour les citoyens.

Toutes les législations se sont attachées à prévenir ce danger. Les unes cherchent leurs garanties dans des prescriptions minutieuses et détaillées dont elles remettent l’application à l’autorité judiciaire, qui, si la loi est enfreinte, prononce des peines.

Les autres instituent des conseils locaux, des magistrats administratifs qui surveillent, autorisent et défendent.

Souvent ces deux systèmes se combinent : l’intervention de surveillants ou de conseils administratifs locaux a pour sanction celle de l’autorité judiciaire. Le système de la législation française, adopté dans plusieurs États de l’Europe, consiste dans l’établissement d’un pouvoir administratif, distinct et séparé de l’autorité judiciaire, lequel, par la hiérarchie, remonte à l’autorité centrale, exerce sur toutes les associations provinciales et communales un contrôle et une surveillance habituels, peut annuler les actes qu’elles sont autorisées à faire, et empêcher, en refusant son autorisation, l’exécution de ceux à l’égard desquels elles n’ont qu’un droit d’initiative et de délibération préalable. C’est ce système qui constitue la centralisation politique, dont nous nous sommes précédemment occupés.

La centralisation administrative, il faut en convenir, se recommande par certains avantages qui lui sont particuliers. Elle assure l’unité d’application des lois, bienfait immense, parce qu’il est une condition de l’égalité des citoyens devant la loi, qu’il leur maintient la possession des mêmes droits et les soumet aux mêmes charges, quelle que soit la province où ils se trouvent ; elle relie ensemble toutes les parties du territoire par la communauté des principes, permet au gouvernement d’exercer partout un contrôle permanent, de veiller sans cesse sur les intérêts des départements et des communes, de les éclairer, de prévenir leurs écarts et de protéger les minorités contre les abus des tyrannies locales.

Mais à côté de ces avantages, la centralisation administrative a eu des conséquences très dommageables pour le pays. En premier lieu, et bien plus encore que la centralisation politique, elle a placé le gouvernement sous le poids d’une solidarité qui n’a pas été étrangère aux agitations politiques de ces derniers temps.

Rien, pour ainsi dire, ne se faisant dans la commune et dans le département, qu’avec l’autorisation, par l’ordre ou au nom du gouvernement, on l’a trouvé mêlé à toutes les affaires, et, par une conséquence nécessaire, on lui a imputé toutes les fautes commises, tous les retards éprouvés, tous les accidents survenus ; comme sa main était partout, on s’en est pris à lui partout et en toute occasion ; on l’a accusé des écarts de ses agents, des opérations qu’il avait autorisées, même en cédant à l’obsession, des contributions excessives, des budgets en déficit, des désordres financiers, du mauvais état des routes, de la ruine des édifices, de la police mal faite, de l’école mal tenue, il est devenu le seul objet de tous les mécontentements. Un ministre anglais prononçait naguère sur ce sujet des paroles qui méritent d’être reproduites et méditées : « Si je voulais, disait-il, amener une révolution sociale en Angleterre, je réclamerais avant tout la centralisation. Si la responsabilité de tout ce qui va mal dans un coin quelconque du royaume pouvait être imputée au gouvernement, il en résulterait un mécontentement général, un poids d’impopularité sous lequel le gouvernement serait bientôt écrasé. J’ai la conviction la plus profonde que la tranquillité de ce pays dépend du grand nombre de personnes qui, sur tous les points du territoire, prennent part à l’administration de ses affaires, et que c’est aux magistrats locaux, aux jurés, au bureaux de gardiens, de pavage, d’éclairage et de finance, que nous devons continuer à demander le meilleur système d’administration. »

Les doctrines socialistes, qui ont jeté un tel désordre, et parmi leurs sectateurs, qu’elles livraient aux plus folles illusions, et parmi leurs adversaires, qu’elles ont pénétrés des terreurs les plus exagérées et jetés en grand nombre dans les rangs des ennemis de la liberté, sont filles de la centralisation administrative. C’est elle qui a propagé les idées les plus fausses sur la mission réservée au gouvernement, sur ses droits, sur son pouvoir. Au spectacle de tous les intérêts locaux réunis en ses mains, de son autorité substituée à celle des organes et des représentants des citoyens, ont été porté à voir en lui le régulateur universel, le maître souverain, et à lui demander de corriger la société, d’en faire disparaître les inégalités naturelles, et de constituer, par sa toute-puissance, le bien-être universel. Dans les pays où chacun se sent le maître de sa destinée, où les citoyens s’administrent eux-mêmes, le socialisme manque de base et ne repose sur aucun principe reconnu. Dans les pays de centralisation, au contraire, il lui suffit de développer, de presser dans ses conséquences un principe déjà inscrit dans les lois, principe dont il peut se considérer comme la suprême et dernière expression.

Pendant que le gouvernement pliait sous une responsabilité sans limites et que des théories perverses se propageaient, les pouvoirs des départements et des communes, se sentant dépourvus de force et d’indépendance, cédaient au découragement et perdaient cette activité vivifiante qui excite les imaginations, qui échauffe le zèle et entretient le patriotisme local, patriotisme souvent étroit, mais qui est comme d’initiation à ce noble amour de la patrie elle-même, sans lequel il n’y a que des hommes réunis sur un territoire commun et point de nation.

La centralisation administrative a été longtemps nécessaire ; quand la France était en lutte avec les classes que la Révolution avait privées de leurs privilèges, avec le vieil esprit provincial, avec les préjugés de caste, quand elle était en guerre avec l’Europe entière, il lui fallait rassembler toutes ses forces entre les mains de son gouvernement : c’était autant d’éléments de puissance qu’elle lui confiait, elle l’armait en quelque sorte pour le combat, et aurait, en les lui refusant, compromis sa propre sécurité. Grâce à Dieu, ces temps sont passés ; le droit nouveau, fondé en 1789, a définitivement triomphé ; ni au dehors, ni dans son sein, la France n’a plus devant elle des ennemis conjurés pour l’asservir, et les sacrifices qu’elle se résignait à faire pour asseoir le régime nouveau, ne seraient plus qu’un gratuit holocauste de la liberté.

Sous une forme politique qui rendait le gouvernement entier, ses actes et ses agents, justiciables, si l’on peut ainsi dire, du pouvoir parlementaire, on pouvait encore trouver une raison d’être à la centralisation administrative. Elle relevait en effet des représentants même du pays ; on pouvait dire que c’était le pays lui-même qui s’administrait, par l’intermédiaire de ses délégués.

Ce self government était trop éloigné des choses qu’il embrassait, mais, en principe, le pays se gouvernait de ses propres mains. Depuis que la Constitution de 1852 a aboli le régime parlementaire, supprimé la responsabilité politique des ministres, et renfermé le Corps législatif dans les limites qui l’étreignent aujourd’hui, on ne peut plus invoquer en faveur de la centralisation administrative le dernier argument sur lequel elle s’appuyait ; on n’y pourrait plus voir que l’abdication des droits des communautés locales entre les mains du président de la République.

Le moment est donc venu de rechercher si les avantages que procure la centralisation ne peuvent pas être obtenus par d’autres moyens, de la renfermer dans les bornes les plus étroites et de n’en conserver que ce qui importe à la vie même de l’État. Est-ce à dire qu’il convienne d’emprunter aux États-Unis et à l’Angleterre, le régime qu’elles ont adopté relativement aux administrations locales ? Telle n’est point notre pensée. De pareils emprunts sont toujours dangereux et l’on ne saurait ainsi transplanter la législation d’un pays dans un autre. Chaque peuple, en effet, a ses mœurs, ses traditions historiques, sa condition politique.

La république fédérative des États-Unis peut nous fournir des exemples à imiter, mais elle ne saurait servir de modèle à notre République, unie et indivisible. D’ailleurs, les États-Unis, accoutumés de tout temps à se gouverner eux-mêmes, peuvent plus aisément être livrés à leurs seules inspirations, qu’un peuple habitué à considérer le soin des affaires publiques comme le mandat naturel et légitime de son gouvernement. Les croyances religieuses, qui trouvent leur consécration dans les mœurs et leur appui dans les lois, apposent, dans les républiques de l’Amérique du Nord, une solide barrière au désordre des esprits. Le gouvernement central, dispensé d’entretenir une armée nombreuse, puisant dans les produits des douanes une grande partie des revenus nécessaires à ses dépenses, n’a point un intérêt direct à ménager les ressources des communes, des provinces ou des États, pour qu’ils puissent subvenir à ses besoins.

L’Angleterre, où le respect des traditions est si invétéré que les nouveautés sont consacrées par les mœurs avant de trouver accès dans les lois, où l’influence d’une aristocratie habile et populaire est établie et acceptée, n’éprouve pas non plus le même besoin que la France de trouver un contrepoids dans l’intervention du pouvoir central. Elle-même, à mesure que ses pouvoirs locaux échappent davantage aux mains de l’aristocratie, sent la nécessité de se rapprocher du système de centralisation. Depuis un certain nombre d’années, les prisons, l’instruction publique, les mesures relatives à l’application de la taxe des pauvres y ont été mises, en grande partie sous l’autorité du gouvernement, et depuis que la réforme des corporations municipales a étendu le cercle des électeurs et enlevé l’administration des villes aux privilégiés qui en étaient investis, les règlements généraux, que leurs conseils étaient autorisés à faire, doivent recevoir l’approbation du ministre de l’intérieur.

Ce n’est donc pas aux États-Unis ni à l’Angleterre qu’il convient de demander les réformes qui doivent modifier le système de notre administration intérieure. L’ancien régime de nos provinces et de nos communes n’offre pas non plus des modèles à copier. Quand on se reporte aux abus, aux injustices, aux inégalités qui en étaient, pour ainsi dire, les signes distinctifs, on peut affirmer que nos lois actuelles, malgré leurs imperfections, rendent tout parallèle impossible.

D’ailleurs, en admettant même que les franchises dont on sollicite le rétablissement appartinssent autrefois aux administrations locales, il serait impossible de les séparer de l’ensemble des institutions dont elles faisaient partie. Tout se tient dans l’organisation politique. L’édifice tombe si on le prive de ses étais. Or, l’administration provinciale des pays d’États se combinait avec les trois ordres : un clergé puissant, dont les premiers dignitaires présidaient les États ; une noblesse héréditaire dont l’influence s’appuyait sur la possession du sol, les traditions et les mœurs ; une bourgeoisie constituée en corps d’état par les maîtrises, les jurandes et les corporations. Si les municipalités n’étaient pas administrées par les trois ordres, leurs officiers, quand ils n’étaient point pourvus d’une charge vénale, sortaient d’une élection très restreinte, et qui ne pénétrait point dans le cœur des populations.

Enfin, les libertés dont jouissaient quelques provinces seulement, et qui n’auraient pas pu, même autrefois, être accordées à toutes, seraient incompatibles avec les droits que personne aujourd’hui ne refuse au gouvernement central, qui tiennent à son essence et auxquels se rattache son existence même.

Nous n’avons besoin d’interroger que notre propre législation pour découvrir les modifications qu’elle comporte. Déjà, depuis 1789, ou plutôt depuis l’an VIII, où la centralisation avait atteint son apogée, les lois l’ont successivement restreinte et renfermée dans des bornes plus étroites. C’est surtout sous le gouvernement de Juillet que s’est accompli ce travail. Les lois de 1831 à 1838 ont été discutées et votées en vue de restituer aux communes et aux départements une certaine indépendance ; elles ont rendu les conseils locaux électifs ; précieuse conquête sur le Consulat et l’Empire qui en avaient attribué la composition au pouvoir exécutif même, et sur la Restauration qui n’avait pas voulu se dépouiller de cette prérogative. L’élection est, depuis 1848, remise au suffrage universel. Nous aurons occasion d’étudier si le suffrage universel satisfait aux conditions du problème, mais l’élection en elle-même est une première et puissante garantie contre les abus de la centralisation. En effet, elle vivifie tous les pouvoirs dont elle est la source, accroît leurs forces, élargit leurs attributions et donne une sanction à leurs droits.

En vertu des mêmes lois, les conseils locaux sont appelés à intervenir, par voie de résolution, de délibération ou d’avis, dans toutes les questions qui se rattachent à la propriété, aux revenus, aux dépenses, et qui, même dans les services généraux de l’État, touchent de près ou de loin à l’intérêt communal ou départemental ; la loi seule, au nom de l’intérêt public, leur crée des devoirs ou leur impose des charges. Hors des obligations qu’elle leur fait supporter, ils ne peuvent être imposés que par eux-mêmes.

Il est vrai, comme nous le verrons, que trop peu d’affaires sont remises à leur décision, que par suite un trop grand nombre dépend du gouvernement, et que l’administration locale est ainsi condamnée à des retards, à des refus, et placée, à l’égard du pouvoir central, dans une dépendance dont nous avons indiqué les funestes effets. Cependant, il y aurait injustice, et, si l’on peut ainsi parler, ingratitude à ne pas reconnaître que de grandes choses se sont faites sous l’empire des lois actuelles.

Dans les départements, des routes ouvertes ou achevées, des chemins de grande communication subventionnés et multipliés, des édifices construits pour les préfectures, les sous-préfectures, les écoles normales primaires, les asiles d’aliénés ; des prisons cellulaires édifiés à grands frais, des primes distribuées à l’agriculture, les garanties accordées aux chemins de fer, aux comptoirs d’escomptes, des allocations données aux sociétés savantes, les ressources départementales appliquées à féconder le territoire, à répandre l’instruction, à encourager l’industrie. Dans les communes, des mairies et des maisons d’école bâties avec le concours de l’État qui, par une sorte d’assurance mutuelle, leur accordait une part dans les deniers publics ; les rues élargies, les places agrandies, les habitations rendues plus saines, des abattoirs, des marchés, des salles de spectacle, des bibliothèques, pourvoyant à la fois aux besoins matériels, moraux et intellectuels. Voilà de nobles et beaux résultats, et la législation qui les a obtenus n’est pas si digne de mépris. Mais les départements et les communes ne seraient-ils pas plus fiers de ces entreprises s’ils ne les devaient qu’à leur libre action ? Ne peut-on pas dire aussi qu’elles se sont souvent achevées malgré les obstacles suscités par la centralisation, bien plutôt que par son influence, et que le mouvement général des esprits, les besoins créés par une longue paix, les développements de l’industrie, les progrès des arts et la diffusion de la richesse publique y ont eu la plus grande part.

Quoi qu’il en soit, ne répudions pas les lois sous l’empire desquelles les départements et les communes ont été si longtemps administrées. Corrigeons-les, développons les germes de liberté qu’elles contiennent, effaçons-en la servitude. C’est la conduite à la fois la plus simple et la plus prudente, c’est l’exemple que nous a donné la Belgique. Quand, à son tour, la Belgique a inauguré sur son territoire le règne de la liberté, elle a su trouver dans les lois que la France lui avait laissées, des cadres pour les institutions les plus libérales ; au lieu de les briser, elle s’en est servie avec une prévoyante habileté. Grâce à des réformes qui, pour être profondes, n’en étaient pas moins méditées avec sagesse, elle a détruit la centralisation, affranchi ses provinces et ses communes, et assuré ainsi son repos intérieur. Il est remarquable, en effet, que dans le mouvement révolutionnaire qui a troublé l’Europe en 1848, l’Angleterre avec ses institutions locales, et la Belgique avec le nouveau régime provincial et communal qu’elle s’était donné, sont à peu près les seuls pays qui aient échappé à l’agitation universelle.

Imitons cet exemple, non pour nous approprier des lois qui peuvent ne pas convenir à la France, mais pour introduire dans celles qui nous régissent les réformes compatibles avec notre état social et politique, les réformes susceptibles de rendre à nos provinces une vie propre et une activité féconde et spontanée.

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