Chapitre II

Que la centralisation administrative est une institution de l’ancien régime, et non pas l’œuvre de la révolution ni de l’empire, comme on le dit.

J’ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous avions des assemblées politiques en France, qui disait en parlant de la centralisation administrative : « Cette belle conquête de la Révolution, que l’Europe nous envie. » Je veux bien que la centralisation soit une belle conquête, je consens à ce que l’Europe nous l’envie, mais je soutiens que ce n’est point une conquête de la Révolution. C’est, au contraire, un produit de l’ancien régime, et, j’ajouterai, la seule portion de la constitution politique de l’ancien régime qui ait survécu à la Révolution, parce que c’était la seule qui pût s’accommoder de l’état social nouveau que cette Révolution a créé. Le lecteur qui aura la patience de lire attentivement le présent chapitre trouvera peut-être que j’ai surabondamment prouvé ma thèse.

Je prix qu’on me permette d’abord de mettre à part ce qu’on appelait les pays d’états, c’est-à-dire les provinces qui s’administrent, ou plutôt avaient l’air de s’administrer encore en partie elles-mêmes.

Les pays d’états, placés aux extrémités du royaume, ne contenaient guère que le quart de la population totale de la France, et, parmi eux, il n’y en avait que deux où la liberté provinciale fût réellement vivante. Je reviendrai plus tard aux pays d’états, et je montrerai jusqu’à quel point le pouvoir central les avait assujettis eux-mêmes aux règles communes.

Je veux m’occuper principalement ici de ce qu’on nommait dans la langue administrative du temps les pays d’élection, quoiqu’il y eût là moins d’élections que nulle part ailleurs. Ceux-là enveloppaient Paris de toute part ; ils se tenaient tous ensemble, et formaient le cœur et la meilleure partie du corps de la France.

Quand on jette un premier regard sur l’ancienne administration du royaume, tout y parait d’abord diversité des règles et d’autorité, enchevêtrement de pouvoirs. La France est couverte de corps administratifs ou de fonctionnaires isolés qui ne dépendent pas les uns et des autres, et qui prennent part au gouvernement en vertu d’un droit qu’ils ont acheté et qu’on ne peut leur reprendre.

Souvent leurs attributions sont si entremêlées et si contiguës qu’ils se pressent et s’entrechoquent dans le cercle des mêmes affaires.

Des cours de justice prennent part indirectement à la puissance législative ; elles ont le droit de faire des règlements administratifs qui obligent dans les limites de leur ressort. Quelquefois elles tiennent tête à l’administration proprement dite, blâment bruyamment ses mesures et décrètent ses agents. De simples juges font des ordonnances de police dans les villes et dans les bourgs de leur résidence.

Les villes ont des constitutions très diverses. Leurs magistrats portent des noms différents, ou puisent leurs pouvoirs à différentes sources : ici un maire, là des consuls, ailleurs des syndics.

Quelques-uns sont choisis par le roi, quelques autres par l’ancien seigneur ou le prince apanagiste ; il y en a qui sont élus pour un an par leurs citoyens, et d’autres qui ont acheté le droit de gouverner ceux-ci à perpétuité.

Ce sont là des débris des anciens pouvoirs ; mais il s’est établi peu à peu au milieu d’eux une chose comparativement nouvelle ou transformée, qui me reste à peindre.

Au centre du royaume et près du trône s’est formé un corps administratif d’une puissance singulière, et dans le sein duquel tous les pouvoirs se réunissent d’une façon nouvelle, le conseil du roi.

Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions sont de date récente. Il est tout à la fois : cour suprême de justice, car il a le droit de casser les arrêts de tous les tribunaux ordinaires ; tribunal supérieur administratif : c’est de lui que ressortissent en dernier ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil du gouvernement, il possède en outre sous le bon plaisir du roi, la puissance législative, discute et propose la plupart des lois, fixe et répartit les impôts. Comme conseil supérieur d’administration, c’est à lui d’établir les règles générales qui doivent diriger les agents du gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires importantes et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit par aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se communique à tout. Cependant il n’a point de juridiction propre. C’est le roi qui seul décide, alors même que le conseil semble prononcer. Même en ayant l’air de rendre la justice, celui-ci n’est composé que de simples donneurs d’avis, ainsi que le dit le parlement dans une de ses remontrances.

Ce conseil n’est point composé de grands seigneurs, mais de personnages de médiocre ou de basse naissance, d’anciens intendants et autres gens consommés dans la pratique des affaires, tous révocables.

Il agit d’ordinaire discrètement et sans bruit, montrant toujours moins de prétentions que de pouvoir. Aussi n’a-t-il par lui-même aucun éclat ; ou plutôt il se perd dans la splendeur du trône dont il est proche, si puissant qu’il touche à tout, et en même temps si obscur que c’est peine si l’histoire le remarque.

De même que toute l’administration du pays est dirigée par un corps unique, presque tout le maniement des affaires intérieures est confié aux soins d’un seul agent, le contrôleur général.

Si vous ouvrez un almanach de l’ancien régime, vous y trouvez que chaque province avait son ministre particulier ; mais quand on étudie l’administration dans les dossiers, on aperçoit bientôt que le ministre de la province n’a que quelques occasions peu importantes d’agir. Le train ordinaire des affaires est mené par le contrôleur général ; celui-ci a attiré peu à peu à lui toutes les affaires qui donnent lieu à des questions d’argent, c’est-à-dire l’administration publique presque tout entière. On le voit agir successivement comme ministre des finances, ministre de l’intérieur, ministre des travaux publics, ministre du commerce.

De même que l’administration centrale n’a, à vrai dire, qu’un seul agent à Paris, elle n’a qu’un seul agent dans chaque province.

On trouve encore, au XVIIIe siècle, de grands seigneurs qui portent le nom de gouverneurs de province. Ce sont les anciens représentants, souvent héréditaires, de la royauté féodale. On leur accorde encore des honneurs, mais ils n’ont plus aucun pouvoir.

L’intendant possède toute la réalité du gouvernement. Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à la province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il n’exerce point ses pouvoirs par droit d’élection, de naissance ou d’office acheté ; il est choisi par le gouvernement parmi les membres inférieurs du conseil d’État et toujours révocable. Séparé de ce corps, il le représente, et c’est pour cela que, dans la langue administrative du temps, on le nomme le commissaire départi. Dans ses mains sont accumulés presque tous les pouvoirs que le conseil lui-même possède ; il les exerce tous en premier ressort. Comme ce conseil, il est tout à la fois administrateur et juge. L’intendant correspond avec tous les ministres ; il est l’agent unique, dans la province, de toutes les volontés du gouvernement.

Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans chaque canton un fonctionnaire révocable à volonté, le subdélégué.

L’intendant est d’ordinaire un nouvel anobli ; le subdélégué est toujours un roturier. Néanmoins, il représente le gouvernement tout entier dans la petite circonscription qui lui est assignée, comme l’intendant dans la généralité entière. Il est soumis à l’intendant, comme celui-ci au ministre.

Le marquis d’Argenson raconte, dans ses Mémoires, qu’un jour Law lui dit : « Jamais je n’aurais cru ce que j’ai vu quand j’étais contrôleur des finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlement, ni états, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendant le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. »

Ces fonctionnaires si puissants étaient pourtant éclipsés par les restes de l’ancienne aristocratie féodale et comme perdus au milieu de l’éclat qu’elle jetait encore ; c’est ce qui fait que, de leur temps même, on les voyait à peine, quoique leur main fût déjà partout. Dans la société, les nobles avaient sur eux l’avantage du rang, de la richesse et de la considération qui s’attache toujours aux choses anciennes. Dans le gouvernement, la noblesse entourant le prince formait la cour ; elle commandait les flottes, dirigeait les armées ; elle faisait, en un mot, ce qui frappe le plus les yeux des contemporains et arrête trop souvent les regards de la postérité. On eût insulté un grand seigneur en lui proposant de le nommer intendant ; le plus pauvre gentilhomme de race aurait le plus souvent dédaigné de l’être. Les intendants étaient à ses yeux les représentants d’un pouvoir intrus, des hommes nouveaux, préposés au gouvernement des bourgeois et des paysans, et, au demeurant, de fort petits compagnons. Ces hommes gouvernaient cependant la France, comme avait dit Law et comme nous allons le voir.

Commençons d’abord par le droit d’impôt, qui contient en quelque façon en lui tous les autres.

On sait qu’une partie des impôts était en ferme : pour ceux-là, c’était le conseil du roi qui traitait avec les compagnies financières, fixait les conditions du contrat et réglait le mode de la perception de toutes les autres taxes, comme la taille, la capitation et les vingtièmes, étaient établies et levées directement par les agents de l’administration centrale ou sous leur contrôle tout puissant.

C’était le conseil qui fixait chaque année par une décision secrète le montant de la taille et de ses nombreux accessoires, et aussi la répartition entre les provinces. La taille avait ainsi grandi d’année en année, sans que personne en fût averti d’avance par aucun bruit.

Comme la taille était un vieil impôt, l’assiette et la levée en avaient été confiées jadis à des agents locaux, qui tous étaient plus ou moins indépendants du gouvernement, puisqu’ils exerçaient leurs pouvoirs par droit de naissance ou d’élection, ou en vertu de charges achetées. C’étaient le seigneur, le collecteur paroissial, les trésoriers de la France, les élus. Ces autorités existaient encore au XVIIIe siècle ; mais les unes avaient cessé absolument de s’occuper de la taille, les autres ne le faisaient plus que d’une façon très secondaire et entièrement subordonnée. Là même, la puissance entière était dans les mains de l’intendant et de ses agents ; lui seul, en réalité, répartissait la taille entre les paroisses, guidait et surveillait les collecteurs, accordait des sursis ou des décharges.

D’autres impôts, comme la capitation, étant de date récente, le gouvernement n’y était plus gêné par les débris des vieux pouvoirs ; il y agissait seul, sans aucune intervention des gouvernés.

Le contrôleur général, l’intendant et le conseil fixaient le montant de chaque cote.

Passons de l’argent aux hommes.

On s’étonne quelquefois que les Français aient supporté si patiemment le joug de la conscription militaire à l’époque de la Révolution et depuis, mais il faut bien considérer qu’ils y étaient tous pliés depuis longtemps. La conscription avait été précédée par la milice, charge plus lourde, bien que les contingents demandés fussent moins grands. De temps à autre, on faisait tirer au sort la jeunesse des campagnes, et on prenait dans son sein un certain nombre de soldats dont on formait des régiments de milice où l’on servait pendant six ans.

Comme la milice était une institution comparativement moderne, aucun des anciens pouvoirs féodaux ne s’en occupait ; toute l’opération était confiée aux seuls agents du gouvernement central.

Le conseil fixait le contingent général de la part de la province. L’intendant réglait le nombre d’hommes à lever dans chaque paroisse ; son subdélégué présidait au tirage, jugeait les cas d’exemption, désignait les miliciens qui pouvaient résider dans leurs foyers, ceux qui devaient partir, et livrait enfin ceux-ci à l’autorité militaire. Il n’y avait de recours qu’à l’intendant et au conseil.

On peut dire également qu’en dehors des pays d’états, tous les travaux publics, même ceux qui avaient la destination la plus particulière, étaient décidés et conduits par les seuls agents du pouvoir central.

Il existait bien encore des autorités locales et indépendantes qui, comme le seigneur, les bureaux de finances, les grands voyers, pouvaient concourir à cette partie de l’administration publique.

Presque partout, ces vieux pouvoirs n’agissaient plus du tout : le plus léger examen des pièces administratives du temps nous le démontre. Toutes les grandes routes, et même les chemins qui conduisaient d’une ville à une autre, étaient ouverts et entretenus sur le produit des contributions générales. C’était le conseil qui arrêtait le plan et fixait l’adjudication. L’intendant dirigeait les travaux des ingénieurs, le subdélégué réunissait la corvée qui devait les exécuter. On n’abandonnait aux anciens pouvoirs locaux que le soin des chemins vicinaux, qui demeuraient dès lors impraticables.

Le grand agent du gouvernement central en matière de travaux publics était, comme de nos jours, le corps des Ponts et chaussées.

Ici, tout se ressemble d’une manière singulière, malgré la différence des temps. L’administration des Ponts et chaussées a un conseil et une école : des inspecteurs qui parcourent annuellement toute la France ; des ingénieurs qui résident sur les lieux et sont chargés, sous les ordres de l’intendant, d’y diriger tous les travaux. Les institutions de l’ancien régime qui, en bien plus grand nombre qu’on ne le suppose, ont été transportées dans la société nouvelle, ont perdu d’ordinaire dans le passage leurs noms alors même qu’elles conservaient leurs formes ; mais celle-ci a gardé l’un et l’autre : fait rare.

Le gouvernement central se chargeait seul, à l’aide de ses agents, de maintenir l’ordre public dans les provinces. La maréchaussée était répandue sur toute la surface du royaume en petites brigades, et placée partout sous la direction des intendants. C’est à l’aide de ces soldats, et au besoin de l’armée, que l’intendant parait à tous les dangers imprévus, arrêtait les vagabonds, réprimait la mendicité et étouffait les émeutes que le prix des grains faisait naître sans cesse. Jamais il n’arrivait, comme autrefois, que les gouvernés fussent appelés à aider le gouvernement dans cette partie de sa tâche, excepté dans les villes, où existait d’ordinaire une garde urbaine dont l’intendant choisissait les soldats et nommait les officiers.

Les corps de justice avaient conservé le droit de faire des règlements de police et en usaient souvent ; mais ces règlements n’étaient applicables que sur une partie du territoire, et, le plus souvent, dans un seul lieu. Le conseil pouvait toujours les casser, et il les cassait sans cesse, quand il s’agissait des juridictions inférieures. De son côté, il faisait tous les jours des règlements généraux, applicables également à tout le royaume, soit sur des matières différentes de celles que les tribunaux avaient réglementées, soit sur les mêmes matières qu’ils réglaient autrement.

Le nombre de ces règlements, ou, comme on disait alors, de ces arrêts du conseil, est immense, et il s’accroît sans cesse à mesure qu’on approche de la Révolution. Il n’y a presque aucune partie de l’économie sociale ou de l’organisation politique qui n’ait été remaniée par des arrêts du conseil pendant les quarante ans qui la précèdent.

Dans l’ancienne société féodale, si le seigneur possédait de grands droits, il avait aussi de grandes charges. C’était à lui à secourir les indigents dans l’intérieur de ses domaines. Nous trouvons une dernière trace de cette vieille législation de l’Europe dans le code prussien de 1795, où il est dit : « Le seigneur doit veiller à ce que les paysans pauvres reçoivent l’éducation. Il doit, autant que possible, procurer des moyens de vivre à ceux de ses vassaux qui n’ont point de terre. Si quelques-uns d’entre eux tombent dans l’indigence, il est obligé de venir à leur secours. »

Aucune loi semblable n’existait plus en France depuis longtemps.

Comme on avait ôté au seigneur ses anciens pouvoirs, il s’était soustrait à ses anciennes obligations Aucune autorité locale, aucun conseil, aucune association provinciale ou paroissiale n’avait pris sa place. Nul n’était plus obligé par la loi à s’occuper des pauvres des campagnes ; le gouvernement central avait entrepris hardiment de pourvoir seul à leurs besoins.

Tous les ans, le conseil assignait à chaque province, sur le produit général des taxes, certains fonds que l’intendant distribuait en secours dans les paroisses. C’était à lui que devait s’adresser le cultivateur nécessiteux. Dans les temps de disette, c’était l’intendant qui faisait distribuer au peuple du blé ou du riz. Le conseil rendait annuellement des arrêts qui ordonnaient d’établir, dans certains lieux qu’il avait soin d’indiquer lui-même, des ateliers de charité où les paysans les plus pauvres pouvaient travailler moyennant un léger salaire. On doit croire aisément qu’une charité faite de si loin était souvent aveugle ou capricieuse, et toujours très insuffisante.

Le gouvernement central ne se bornait pas à venir au secours des paysans dans leurs misères ; il prétendait leur enseigner l’art de s’enrichir, les y aider et les y forcer au besoin. Dans ce but, il faisait distribuer de temps en temps per des intendants et ses subdélégués de petits écrits sur l’art agricole, fondait des sociétés d’agriculture, promettait des primes, entretenait à grands frais des pépinières dont il distribuait les produits. Il semble qu’il eut été plus efficace d’alléger le poids et de diminuer l’inégalité des charges qui opprimaient alors l’agriculture ; mais c’est ce dont on ne voit pas qu’il se soit avisé jamais.

Quelquefois, le conseil entendait obliger les particuliers à prospérer, quoi qu’ils en eussent. Les arrêts qui contraignent les artisans à se servir de certaines méthodes et à fabriquer certains produits sont innombrables ; et comme les intendants ne suffisaient pas à surveiller l’application de toutes ces règles, il existait des inspecteurs généraux de l’industrie qui parcouraient les provinces pour y tenir la main.

Il y a des arrêts du conseil qui prohibent certaines cultures dans des terres que ce conseil y déclare peu propres. On en trouve où il ordonne d’arracher des vignes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol, tant le gouvernement était déjà passé du rôle de souverain à celui de tuteur.

Chapitre III

Comment ce qu’on appelle aujourd’hui la tutelle administrative est une institution de l’ancien régime

En France, la liberté municipale a survécu à la féodalité. Lorsque déjà les seigneurs n’administraient plus les campagnes, les villes conservaient encore le droit de se gouverner. On en rencontre, jusque vers la fin du XVIIe siècle, qui continuent à former comme de petites républiques démocratiques, où les magistrats sont librement élus par tout le peuple et responsables envers lui, où la vie municipale est publique et active, où la cité se montre encore fière de ses droits et très jalouse de son indépendance.

Les élections ne furent abolies généralement pour la première fois qu’en 1692. Les fonctions municipales furent alors mises en offices, c’est-à-dire que le roi vendit, dans chaque ville, à quelques habitants, le droit de gouverner perpétuellement tous les autres.

C’était sacrifier, avec la liberté des villes, leur bien-être ; car si la mise en offices des fonctions publiques a eu souvent d’utiles effets quand il s’est agi des tribunaux, parce que la condition première d’une bonne justice est l’indépendance complète du juge, elle n’a jamais manqué d’être très funeste toutes les fois qu’il s’est agi de l’administration proprement dit, où on a surtout besoin de rencontrer la responsabilité, la subordination et le zèle.

Le gouvernement de l’ancienne monarchie ne s’y trompait pas : il avait grand soin de ne point user pour lui-même du régime qu’il imposait aux villes, et il se gardait bien de mettre en offices les fonctions de subdélégués et d’intendants.

Et ce qui est bien digne de tous les mépris de l’histoire, cette grande révolution fut accomplie sans aucune vue politique. Louis XI avait restreint les libertés municipales parce que leur caractère démocratique lui faisait peur ; Louis XIV les détruisit sans les craindre. Ce qui le prouve, c’est qu’il les rendit à toutes les villes qui purent les racheter. En réalité, il voulait moins les abolir qu’en trafiquer, et, s’il les abolit en effet, ce fut pour ainsi dire sans y penser, par pur expédient de finances ; et, chose étrange, le même jeu se continue pendant quatre-vingt ans. Sept fois, durant cet espace, on vend aux villes le droit d’élire leurs magistrats, et, quand elles en ont de nouveau goûté la douceur, on le leur reprend pour le leur revendre. Le motif de la mesure est toujours le même, et souvent on l’avoue. « Les nécessités de nos finances, est-il dit dans la préambule de l’édit de 1722, nous obligent à chercher les moyens les plus sûrs de les soulager. » Le moyen était sûr, mais ruineux pour ceux sur qui tombait cet étrange impôt. « Je suis frappé de l’énormité des finances qui ont été payées dans tous les temps pour racheter les offices municipaux, écrit un intendant au contrôleur général en 1764. Le montant de cette finance, employé en ouvrages utiles, aurait tourné au profit de la ville, qui, au contraire, n’a senti que le poids de l’autorité et des privilèges de ces offices. » Je n’aperçois pas de trait plus honteux dans toute la physionomie de l’ancien régime.

Il semble difficile de dire aujourd’hui précisément comment se gouvernaient les villes au XVIIIe siècle ; car, indépendamment de ce que l’origine des pouvoirs municipaux change sans cesse, comme il vient d’être dit, chaque ville conserve encore quelques lambeaux de son ancienne constitution et a des usages propres.

Il n’y a peut-être pas deux villes en France où tout se ressemble absolument ; mais c’est là une diversité trompeuse, qui cache la similitude.

En 1764, le gouvernement entreprit de faire une loi générale sur l’administration des villes. Il se fit envoyer, par ses intendants, des mémoires sur la manière dont les choses se passaient alors dans chacune d’elles. J’ai retrouvé une partie de cette enquête, et j’ai achevé de me convaincre en la lisant que les affaires municipales étaient conduites de la même manière à peu près partout.

Les différences ne sont plus que superficielles et apparentes ; le fond est partout le même.

Le plus souvent, le gouvernement des villes est confié à deux assemblées. Toutes les grandes villes sont dans ce cas et la plupart des petites.

La première assemblée est composée d’officiers municipaux, plus ou moins nombreux suivant les lieux. C’est le pouvoir exécutif de la commune, le corps de ville, comme on disait alors. Ses membres exercent un pouvoir temporaire et sont élus, quand le roi a établi l’élection ou que la ville a pu racheter les offices. Ils remplissent leur charge à perpétuité moyennant finance, lorsque le roi a rétabli les offices et a réussi à les vendre, ce qui n’arrive pas toujours ; car cette sorte de marchandise s’avilit de plus en plus, à mesure que l’autorité municipale se subordonne davantage au pouvoir central. Dans tous les cas, ces officiers municipaux ne reçoivent pas de salaire, mais ils ont toujours des exemptions d’impôts et des privilèges. Point d’ordre hiérarchique parmi eux ; l’administration est collective. On ne voit pas de magistrat qui la dirige particulièrement et en réponde. Le maire est le président du corps de la ville, non l’administrateur de la cité.

La seconde assemblée, qu’on nomme l’assemblée générale, élit le corps de ville, là où l’élection a lieu encore, et partout elle continue à prendre part aux principales affaires.

Au XVe siècle, l’assemblée générale se composait souvent de tout le peuple ; cet usage, dit l’un des mémoires de l’enquête, était d’accord avec le génie populaire de nos anciens. C’est le peuple tout entier qui élisait alors ses officiers municipaux ; c’est lui qu’on consultait quelquefois ; c’est à lui qu’on rendait compte. À la fin du XVIIe siècle, cela se rencontre encore parfois.

Au XVIIIe siècle, ce n’est plus le peuple lui-même agissant en corps qui forme l’assemblé générale. Celle-ci est presque toujours représentative. Mais ce qu’il faut bien considérer, c’est que nulle part, elle n’est plus élue par la masse du public et n’en reçoit l’esprit. Partout elle est composée de notables, dont quelques-uns y paraissent en vertu d’un droit qui leur est propre ; les autres y sont envoyés par des corporations ou des compagnies, et chacun y remplit un mandat impératif que lui a donné cette petite société particulière. À mesure qu’on avance dans le siècle, le nombre des notables de droit se multiplie dans le sein de cette assemblée ; les députés des corporations industrielles y deviennent moins nombreux ou cessent d’y paraître. On n’y rencontre plus que ceux des corps ; c’est-à-dire que l’assemblée contient seulement des bourgeois et ne reçoit presque plus d’artisans. Le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi aisément qu’on se l’imagine aux vains semblants de la liberté, cesse alors partout de s’intéresser aux affaires de la commune et vit dans l’intérieur de ses propres murs comme un étranger. Inutilement ses magistrats essayent de temps en temps de réveiller en lui ce patriotisme municipal qui a fait tant de merveilles dans le Moyen Âge : il reste sourd. Les plus grands intérêts de la ville semblent ne plus le toucher. On voudrait qu’il allât voter, là où on a cru devoir conserver la vaine image d’une élection libre : il s’entête à s’abstenir. Rien de plus commun qu’un pareil spectacle dans l’Histoire. Presque tous les princes qui ont détruit la liberté ont tenté d’abord d’en maintenir les formes : cela s’est vu depuis Auguste jusqu’à nos jours ; ils se flattaient ainsi de réunir à la force morale que donne toujours l’assentiment public, les commodités que la puissance absolue peut seulement offrir. Presque tous ont échoué dans cette entreprise, et ont bientôt découvert qu’il était impossible de faire durer longtemps ces menteuses apparences là où la réalité n’était plus.

Au XVIIIe siècle, le gouvernement municipal des villes avait donc dégénéré partout en une petite oligarchie. Quelques familles y conduisaient toutes les affaires dans des vues particulières, loin de l’œil du public et sans être responsables envers lui : c’est une maladie dont cette administration est atteinte dans la France entière. Tous les intendants la signalent ; mais le seul remède qu’ils imaginent, c’est s’assujettir de plus en plus les pouvoirs locaux au gouvernement central.

Il était cependant difficile de le mieux faire qu’on ne l’avait déjà fait ; indépendamment des édits qui, de temps à autre, modifient l’administration de toutes les villes, les lois particulières à chacune d’elles sont souvent bouleversées par des règlements du conseil non enregistrés, rendus sur les propositions des intendants, sans enquête préalable, et quelquefois sans que les habitants de la ville eux-mêmes s’en doutent.

« Cette mesure, disent les habitants d’une ville qui avait été atteinte par un semblable arrêt, a étonné tous les ordres de la ville, qui ne s’attendaient à rien de semblable. »

Les villes ne peuvent ni établir un octroi, ni lever une contribution, ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, ni affermer leurs biens, ni les administrer, ni faire emploi de l’excédent de leurs recettes, sans qu’il intervienne un arrêt du conseil sur le rapport de l’intendant. Tous les travaux sont exécutés sur des plans et d’après des devis que le conseil a approuvés par arrêt. C’est devant l’intendant ou ses subdélégués qu’on les adjuge, et c’est d’ordinaire l’ingénieur ou l’architecte de l’État qui les conduit.

Voilà qui surprendra bien ceux qui pensent que tout ce qu’on voit en France est nouveau.

Mais le gouvernement central entre bien plus avant encore dans l’administration des villes que cette règle même ne l’indique ; son pouvoir y est bien plus étendu que son droit.

Je trouve dans une circulaire adressée vers le milieu du siècle par le contrôleur général de tous les intendants : « Vous donnerez une attention particulière à tout ce qui se passe dans les assemblées municipales. Vous vous en ferez rendre le compte le plus exact et remettre toutes les délibérations qui y seront prises, pour me les envoyer sur le champ avec votre avis. »

On voit en effet par la correspondance de l’intendant avec ses subdélégués que le gouvernement a la main dans toutes les affaires des villes, dans les moindres comme dans les plus grandes.

On le consulte sur tout, et il a un avis décidé de tout ; il y règle jusqu’aux fêtes. C’est lui qui commande, dans certains cas, les témoignages de l’allégresse publique, qui fait allumer les feux de la joie et illuminer les maisons. Je trouve un intendant qui met à l’amende de 20 livres des membres de la garde bourgeoise qui se sont absentés du Te Deum.

Aussi les officiers municipaux ont-ils un sentiment convenable de leur néant.

« Nous vous prions très humblement, Monseigneur, écrivent quelques-uns d’entre eux à l’intendant, de nous accorder votre bienveillance et votre protection. Nous tâcherons de ne pas nous en rendre indignes, par notre soumission à tous les ordres de Votre Grandeur. » - « Nous n’avons jamais résisté à vos volontés, Monseigneur », écrivent d’autres qui s’intitulent encore magnifiquement Pairs de la ville.

C’est ainsi que la classe bourgeoise se prépare au gouvernement et le peuple de la liberté.

Au moins, si cette étroite dépendance des villes avait préservé leurs finances ! Mais il n’en est rien. On avance que sans la centralisation les villes se ruineraient aussitôt : je l’ignore, mais il est certain que, dans le XVIIIe siècle, la centralisation ne les empêchait pas de se ruiner. Toute l’histoire administrative de ce temps est pleine du désordre de leurs affaires.

Que si nous allons des villes aux villages, nous rencontrons d’autres pouvoirs, d’autres formes ; même dépendance.

Je vois bien les indices qui m’annoncent que, dans le Moyen Âge, les habitants de chaque village ont formé une communauté distincte du seigneur. Celui-ci s’en servait, la surveillait, la gouvernait ; mais elle possédait en commun certains biens dont elle avait la propriété propre ; elle élisait ses chefs, elle s’administrait elle-même démocratiquement.

Cette vieille constitution de la paroisse se retrouve chez toutes les nations qui ont été féodales et dans tous les pays où ces nations ont porté les débris de leurs lois. On en voit partout la trace en Angleterre, et elle était encore toute vivante en Allemagne il y a soixante ans, ainsi qu’on peut s’en convaincre en lisant le code du grand Frédéric. En France même, au XVIIIe siècle, il en existe encore quelques vestiges.

Je me souviens que, quand je recherchais pour la première fois, dans les archives d’une intendance, ce que c’était qu’une paroisse de l’ancien régime, j’étais surpris de retrouver, dans cette communauté si pauvre et si asservie, plusieurs traits qui m’avaient frappé jadis dans les communes rurales d’Amérique, et que j’avais jugés alors à tort devoir être une singularité particulière au nouveau monde. Ni l’une ni l’autre n’ont de représentation permanente, de corps municipal proprement dit ; l’une et l’autre sont administrées par des fonctionnaires qui agissent séparément, sous la direction de la communauté tout entière. Toutes deux ont, de temps à autre, des assemblées générales où tous les habitants, réunis dans un seul corps, élisent leurs magistrats et règlent leurs principales affaires. Elles se ressemblent en un mot, autant qu’un vivant peut ressembler à un mort.

Ces deux êtres si différents dans leurs destinées ont eu, en effet, même naissance.

Transportée d’un seul coup loin de la féodalité et maîtresse absolue d’elle-même, la paroisse rurale du Moyen Âge est devenue le township de la Nouvelle-Angleterre. Séparée du seigneur, mais serrée dans la puissante main de l’État, elle est devenue en France ce que nous allons dire.

Au XVIIIe siècle, le nombre et le nom des fonctionnaires de la paroisse varient suivant les provinces. On voit par les anciens documents que ces fonctionnaires avaient été plus nombreux quand la vie locale avait été plus active ; leur nombre a diminué à mesure qu’elle s’est engourdie. Dans la plupart des paroisses du XVIIIe siècle, ils sont réduits à deux : l’un se nomme le collecteur, l’autre s’appelle le plus souvent le syndic. D’ordinaire, ces officiers municipaux sont encore élus ou sont censés l’être ; mais ils sont devenus partout les instruments de l’État plus que les représentants de la communauté. Le collecteur lève la taille sous les ordres directs de l’intendant, le représente dans toutes les opérations qui ont trait à l’ordre public ou au gouvernement. Il est son principal agent quand il s’agit de la milice, des travaux de l’État, de l’exécution de toutes les lois générales.

Le seigneur, comme nous l’avons déjà vu, reste étranger à tous ces détails du gouvernement ; il ne les surveille même plus ; il n’y aide pas ; bien plus, ces soins par lesquels s’entretenait jadis sa puissance lui paraissent indignes de lui, à mesure que sa puissance elle-même est mieux construite. On blesserait aujourd’hui son orgueil en l’invitant à s’y livrer. Il ne gouverne plus ; mais sa présence dans la paroisse puisse s’établir à la place du sien.

Un particulier si différent de tous les autres, si indépendant, si favorisé, y détruit ou y affaiblit l’empire de toutes les règles.

Comme son contact a fait fuir successivement vers la ville, ainsi que je le montrerai plus loin, presque tous ceux des habitants qui possédaient de l’aisance et des lumières, il ne reste en dehors de lui qu’un troupeau de paysans ignorants et grossiers, hors d’état de diriger l’administration des affaires communes. « Une paroisse, a dit avec raison Turgot, est un assemblage de cabanes et d’habitants non moins passifs qu’elles. »

Les documents administratifs du XVIIIe siècle sont remplis de plaintes que font naître l’impéritie, l’inertie et l’ignorance des collecteurs et des syndics de paroisses. Ministres, intendants, subdélégués, gentilshommes même, tous le déplorent sans cesse ; mais aucun ne remonte aux causes.

Jusqu’à la Révolution, la paroisse rurale de France conserve dans son gouvernement quelque chose de cet aspect démocratique qu’on lui avait vu dans le Moyen Âge. S’agit-il d’élire des officiers municipaux ou de discuter quelque affaire commune : la cloche du village appelle les paysans devant le porche de l’église ; là, pauvres comme riches ont le droit de se présenter. L’assemblée réunie, il n’y a point, il est vrai, de délibération proprement dite, ni de vote ; mais chacun peut exprimer son avis, et un notaire requis à cet effet et instrument en plein vent recueille les différents dires et les consigne dans un procès-verbal.

Quand on compare ces vaines apparences de la liberté avec l’impuissance réelle qui y était jointe, on découvre déjà en petit comment le gouvernement le plus absolu peut se combiner avec quelques-unes des formes de la plus extrême démocratie, de telle sorte qu’à l’oppression vienne encore s’ajouter le ridicule de n’avoir pas l’air de voir. Cette assemblée démocratique de la paroisse pouvait bien exprimer des vœux, mais elle n’avait pas plus le droit de faire sa volonté que le conseil municipal de la ville. Elle ne pouvait même parler que quand on lui avait ouvert la bouche ; car ce n’était jamais qu’après avoir sollicité la permission expresse de l’intendant, et comme on le disait alors, appliquant le mot à la chose, sous son bon plaisir, qu’on pouvait la réunir.

Fût-elle unanime, elle ne pouvait ni s’imposer, ni vendre, ni louer, ni plaider, sans que le conseil du roi le permit. Il fallait obtenir un arrêt de ce conseil pour réparer le dommage que le vent venait de causer au toit de l’église ou relever le mur croulant du presbytère.

La paroisse rurale la plus éloignée de Paris était soumise à cette règle comme les plus proches. J’ai vu des paroisses demander au conseil le droit de dépenser 25 livres.

Les habitants avaient retenu, d’ordinaire, il est vrai, le droit d’élire par vote universel leurs magistrats ; mais il arrivait souvent que l’intendant désignait à ce petit corps électoral un candidat qui ne manquait guère d’être nommé à l’unanimité des suffrages.

D’autres fois, il cassait l’élection spontanément faite, nommait lui-même le collecteur et le syndic, et suspendait indéfiniment toute élection nouvelle. J’en ai vu mille exemples.

On ne saurait imaginer de destinée plus cruelle que celle de ces fonctionnaires communaux. Le dernier agent du gouvernement central, le subdélégué, les faisait obéir à ses moindres caprices.

Souvent il les condamnait à l’amende ; quelquefois il les faisait emprisonner ; car les garanties qui, ailleurs, défendaient encore les citoyens contre l’arbitraire, n’existaient plus ici. « J’ai fait mettre en prison, disait un intendant en 1750, quelques principaux des communautés qui murmuraient, et j’ai fait payer à ces communautés la course des cavaliers de la maréchaussée. Par ce moyen elles ont été facilement matées. » Aussi les fonctions paroissiales étaient-elles considérées moins comme des honneurs que comme des charges auxquelles on cherchait par toutes sortes de subterfuges à se dérober.

Et pourtant ces derniers débris de l’ancien gouvernement de la paroisse étaient encore chers aux paysans, et aujourd’hui même, de toutes les libertés publiques, la seule qu’ils comprennent bien, c’est la liberté paroissiale. L’unique affaire de nature publique qui les intéresse réellement est celle-là. Tel qui laisse volontiers le gouvernement de toute la nation dans la main d’un maître, regimbe à l’idée de n’avoir pas à dire son mot dans l’administration de son village : tant il y a encore de poids dans les formes les plus creuses.

Ce que je viens de dire des villes et des paroisses, il faut l’étendre à presque tous les corps qui avaient une existence à part et une propriété collective.

Sous l’ancien régime comme de nos jours, il n’y avait ville, bourg, village, ni si petit hameau en France, hôpital, fabrique, couvent ni collège, qui pût avoir une volonté indépendante dans ses affaires particulières, ni administrer à sa volonté ses propres biens. Alors comme aujourd’hui, l’administration tenait donc tous les Français en tutelle, et si l’insolence du mot ne s’était pas encore produite, on avait du moins déjà la chose.

Chapitre IV

Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires sont des institutions de l’ancien régime.

Il n’y avait pas de pays en Europe où les tribunaux ordinaires dépendissent moins du gouvernement qu’en France ; mais il n’y en avait guère non plus où les tribunaux exceptionnels fussent plus en usage. Ces deux choses se tenaient de plus près qu’on ne se l’imagine. Comme le roi n’y pouvait presque rien sur le sort des juges ; qu’il ne pouvait ni les révoquer, ni les changer de lieu, ni même le plus souvent les élever en grade ; qu’en un mot il ne les tenait ni par l’ambition ni par la peur, il s’était bientôt senti gêné par cette indépendance. Cela l’avait porté, plus que nulle part ailleurs, à leur soustraire la connaissance des affaires qui intéressaient directement son pouvoir, et à créer pour son usage particulier, à côté d’eux, une espèce de tribunal plus indépendant, qui présentât à ses sujets quelque apparence de la justice, sans lui en faire craindre la réalité.

Dans les pays, comme certaines parties de l’Allemagne, où les tribunaux ordinaires n’avaient jamais été aussi indépendants du gouvernement que les tribunaux français d’alors, pareille précaution ne fut pas prise et la justice administrative n’exista jamais.

Le prince s’y trouvait assez maître des juges pour n’avoir pas besoin de commissaires.

Si l’on veut bien lire les édits et déclarations du roi publiés dans le dernier siècle de la monarchie, on en trouvera peu où le gouvernement, après avoir pris une mesure, ait omis de dire que les contestations auxquelles elle peut donner lieu, et les procès qui peuvent en naître, seront exclusivement portés devant les intendants et devant le conseil. « Ordonne en outre Sa Majesté que toutes les contestations qui pourront survenir sur l’exécution du présent arrêt, circonstance et dépendances, seront portées devant l’intendant, pour être jugées par lui, sauf appel au conseil.

Défendons à nos cours et tribunaux d’en prendre connaissance. »

C’est la formule ordinaire.

Dans les matières réglées par des lois ou des coutumes anciennes, où cette précaution n’a pas été prise, le conseil intervient sans cesse par voie d’évocation, enlève d’entre les mains des juges ordinaires l’affaire où l’administration est intéressée, et l’attire à lui. Les registres du conseil sont remplis d’arrêt d’évocation de cette espèce. Peu à peu l’exception se généralise, le fait se transforme en théorie. Il s’établit, non dans les lois, mais dans l’esprit de ceux qui les appliquent, comme maxime d’État, que tous les procès dans lesquels un intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l’interprétation d’un acte administratif, ne sont point du ressort des juges ordinaires, dont le seul rôle est de prononcer entre des intérêts particuliers. En cette matière nous n’avons fait que trouver la formule ; à l’ancien régime appartient l’idée.

Dès ce temps-là, la plupart des questions litigieuses qui s’élèvent à propos de la perception de l’impôt sont de la compétence exclusive de l’intendant et du conseil. Il en est de même pour tout ce qui se rapporte à la police du roulage et des voitures publiques, à la grande voirie, à la navigation des fleuves, etc. ; en général, c’est devant des tribunaux administratifs que se vident tous les procès dans lesquels l’autorité publique est intéressée.

Les intendants veillent avec grand soin à ce que cette juridiction exceptionnelle s’étende sans cesse ; ils avertissent le contrôleur général et aiguillonnent le conseil. La raison que donne un de ces magistrats pour obtenir une évocation mérite d’être conservée : « Le juge ordinaire, dit-il, est soumis à des règles fixes, qui l’obligent de réprimer un fait contraire à la loi ; mais le conseil peut toujours déroger aux règles dans un but utile. »

D’après ce principe, on voit souvent l’intendant ou le conseil attirer à eux des procès qui ne se rattachent que par un lien presque invisible à l’administration publique, ou même qui, visiblement, ne s’y rattachent point du tout. Un gentilhomme en querelle avec son voisin, et mécontent des dispositions de ses juges, demande au conseil d’évoquer l’affaire ; l’intendant consulté répond : « Quoiqu’il ne s’agisse ici que de droits particuliers, dont la connaissance appartient aux tribunaux, Sa Majesté peut toujours, quand elle le veut, se réserver la connaissance de toute espèce d’affaire, sans qu’elle puisse être comptable de ses motifs. »

C’est d’ordinaire devant l’intendant ou le prévôt de la maréchaussée que sont renvoyés, par suite d’évocation, tous les gens du peuple auxquels il arrive de troubler l’ordre par quelque acte de violence. La plupart des émeutes que la cherté des grains fait si souvent naître, donnent lieu à des évocations de cette espèce.

L’intendant s’adjoint alors un certain nombre de gradués, sorte de conseil de préfecture improvisé qu’il a choisi lui-même, et juge criminellement. J’ai trouvé des arrêts, rendus de cette manière, qui condamnent des gens aux galères et même à mort. Les procès criminels jugés par l’intendant sont encore fréquents à la fin du XVIIe siècle.

Les légistes modernes, en fait de droit administratif, nous assurent qu’on a fait un grand progrès depuis la Révolution : « Auparavant, les pouvoirs judiciaires et administratifs étaient confondus, disent-ils ; on les a démêlés depuis et on a remis chacun d’eux à sa place. » Pour bien apprécier le progrès dont on parle ici, il ne faut jamais oublier que si, d’une part, le pouvoir judiciaire, dans l’ancien régime, s’étendait sans cesse au-delà de la sphère naturelle de son autorité, d’autre part, il ne la remplissait jamais complètement. Qui voit l’une de ces deux choses sans l’autre n’a qu’une idée incomplète et fausse de l’objet. Tantôt on permettait aux tribunaux de faire des règlements d’administration publique, ce qui était manifestement hors de leur ressort ; tantôt on leur interdisait de juger de véritables procès, ce qui était les exclure de leur domaine propre. Nous avons, il est vrai, chassé la justice de la sphère administrative où l’ancien régime l’avait laissée introduire fort indûment ; mais dans le même temps, comme on le voit, le gouvernement s’introduisait sans cesse dans la sphère naturelle de la justice, et nous l’y avons laissé : comme si la confusion des pouvoirs n’était pas aussi dangereuse de ce côté que de l’autre, et même pire ; car l’intervention de la justice dans l’administration ne nuit qu’aux affaires, tandis que l’intervention de l’administration dans la justice déprave les hommes et tend à les rendre tout à la fois révolutionnaires et serviles.

Parmi les neuf ou dix constitutions qui ont été établies à perpétuité en France depuis soixante ans, il s’en trouve une dans laquelle il est dit expressément qu’aucun agent de l’administration ne peut être poursuivi devant les tribunaux ordinaires sans qu’au préalable la poursuite n’ait été autorisée. L’article parut si bien imaginé qu’en détruisant la constitution dont il faisait partie on eut soin de le tirer au milieu des ruines, et que depuis on l’a toujours tenu soigneusement à l’abri des révolutions. Les administrateurs ont encore coutume d’appeler le privilège qui leur est accordé par cet article une des grandes conquêtes de 89 ; mais en cela ils se trompent également, car, sous l’ancienne monarchie, le gouvernement n’avait guère moins de soin que de nos jours d’éviter aux fonctionnaires le désagrément d’avoir à se confesser à la justice comme de simples citoyens. La seule différence essentielle entre les deux époques est celle-ci : avant la révolution, le gouvernement ne pouvait couvrir ses agents qu’en recourant à des mesures illégales et arbitraires, tandis que depuis, il a pu légalement leur laisser violer les lois.

Lorsque les tribunaux de l’ancien régime voulaient poursuivre un représentant quelconque du pouvoir central, il intervenait d’ordinaire un arrêt du conseil qui soustrayait l’accusé à ses juges et le renvoyait devant des commissaires que le conseil nommait ; car, comme l’écrit un conseiller d’État de ce temps-là, un administrateur ainsi attaqué eût trouvé de la prévention dans l’esprit des juges ordinaires, et l’autorité du roi eût été compromise. Ces sortes d’évocations n’arrivaient pas seulement de loin en loin, mais tous les jours, non seulement à propos des principaux agents, mais des moindres. Il suffisait de tenir à l’administration par le plus petit fil pour n’avoir rien à craindre que d’elle. Un piqueur des ponts et chaussées chargé de diriger la corvée est poursuivi par un paysan qu’il a maltraité. Le conseil évoque l’affaire, et l’ingénieur en chef, écrivant confidentiellement à l’intendant, dit à ce propos : « À la vérité, le piqueur est très répréhensible, mais ce n’est pas une raison pour laisser l’affaire suivre son cours ; car il est de la plus grande importance pour l’administration des Ponts et chaussées que la justice ordinaire n’entende ni ne reçoive les plaintes des corvéables contre les piqueurs des travaux. Si cet exemple était suivi, ces travaux seraient troublés par des procès continuels, que l’animosité publique qui s’attache à ces fonctionnaires ferait naître. »

Dans une autre circonstance, l’intendant lui-même mande au contrôleur général, à propos d’un entrepreneur de l’État qui avait pris dans le champ du voisin des matériaux dont il s’était servi : « Je ne puis assez vous représenter combien il serait préjudiciable aux intérêts de l’administration d’abandonner ses entrepreneurs au jugement des tribunaux ordinaires, dont les principes ne peuvent jamais se concilier avec les siens. »

Il y a un siècle précisément que ces lignes ont été écrites, et il semble que les administrateurs qui les écrivent aient été nos contemporains.

Chapitre V

Comment la centralisation avait pu s’introduire ainsi au milieu des anciens pouvoirs et les supplanter sans les détruire.

Maintenant, récapitulons un peu ce que nous avons dit dans les trois chapitres qui précèdent : un corps unique, et placé au centre du royaume, qui réglemente l’administration publique dans tout le pays : le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures ; dans chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail ; point de corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent agir sans qu’on les autorise d’abord à se mouvoir ; des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où l’administration est intéressée et couvrent tous ses agents.

Qu’est ceci, sinon la centralisation que nous connaissons ? Ses formes sont moins marquées qu’aujourd’hui, ses démarches moins réglées, son existence plus troublée ; mais c’est le même être. On n’a eu depuis à lui ajouter ni à lui ôter rien d’essentiel ; il a suffi d’abattre tout ce qui s’élevait autour d’elle pour qu’elle apparût telle que nous la voyons.

La plupart des institutions que je viens de décrire ont été imitées depuis en cent endroits divers ; mais elles étaient alors particulières à la France, et nous allons bientôt voir quelle grande influence elles ont eue sur la Révolution française et sur ses suites. Mais comment ces institutions de date nouvelle avaient-elles pu se fonder en France au milieu des débris de la société féodale ?

Ce fut une œuvre de patience, d’adresse et de longueur de temps, plus que de force et de plein pouvoir. Au moment où la Révolution survint, on n‘avait encore presque rien détruit du vieil édifice administratif de la France ; on en avait, pour ainsi dire, bâti un autre en sous-œuvre.

Rien n’indique que, pour opérer ce difficile travail, le gouvernement à vouloir mener seul toutes les affaires, instinct qui porte tout gouvernement à vouloir mener seul toutes les affaires, instinct qui demeurait toujours le même à travers la diversité des agents. Il avait laissé aux anciens pouvoirs leurs noms antiques et leurs honneurs, mais il leur avait peu à peu soustrait leur autorité.

Il ne les avait pas chassés, mais éconduits de leurs domaines.

Profitant de l’inertie de celui-ci, de l’égoïsme de celui-là, pour prendre sa place ; s’aidant de tous leurs vices, n’essayant jamais de les corriger, mais seulement de les supplanter, il avait fini par les remplacer presque tous en effet, par un agent unique, l’intendant, dont on ne connaissait pas même le nom quand ils étaient nés.

Le pouvoir judiciaire seul l’avait gêné dans cette grande entreprise ; mais là même il avait fini par saisir la substance du pouvoir, n’en laissant que l’ombre à ses adversaires. Il n’avait pas exclu les parlements de la sphère administrative ; il s’y était étendu lui-même graduellement de façon à la remplir presque tout entière.

Dans certains cas extraordinaires et passagers dans les temps de disette, par exemple, où les passions du peuple offraient un point d’appui à l’ambition des magistrats, le gouvernement central laissait un moment les parlements administrer et leur permettait de faire un bruit qui souvent a retenti dans l’Histoire ; mais bientôt il reprenait en silence sa place, et remettait discrètement la main sur tous les hommes et sur toutes affaires.

Si l’on veut bien faire attention à la lutte des parlements contre le pouvoir royal, on verra que c’est presque toujours sur le terrain de la politique, et non sur celui de l’administration, qu’on se rencontre. Les querelles naissent d’ordinaire à propos d’un nouvel impôt ; c’est-à-dire que ce n’est pas la puissance administrative que les deux adversaires se disputent, mais le pouvoir législatif, dont ils avaient aussi peu de droits de s’emparer l’un que l’autre.

Il en est de plus en plus ainsi, en approchant de la Révolution. À mesure que les passions populaires commencent à s’enflammer, le parlement se mêle davantage à la politique, et comme, dans le même temps, le pouvoir central et ses agents deviennent plus expérimentés et plus habiles, ce même parlement s’occupe de moins en moins de l’administration proprement dite ; chaque jour, moins administrateur et plus tribun.

Le temps, d’ailleurs, ouvre sans cesse au gouvernement central de nouveaux champs d’action où les tribunaux n’ont pas l’agilité de le suivre ; car il s’agit d’affaires nouvelles sur lesquelles ils n’ont pas de précédents et qui sont étrangères à leur routine. La société, qui est en grand progrès, fait naître à chaque instant des besoins nouveaux, et chacun d’eux est pour lui une source nouvelle de pouvoir ; car lui seul est en état de les satisfaire. Tandis que la sphère administrative des tribunaux reste fixe, la sienne est mobile et s’étend sans cesse avec la civilisation même.

La Révolution qui approche, et commence à agiter l’esprit de tous les Français, lui suggère mille idées nouvelles que lui seul peut réaliser ; avant de le renverser, elle le développe. Lui-même se perfectionne comme tout le reste. Cela frappe singulièrement quand on étudie ses archives. Le contrôleur général et l’intendant de 1770 ne ressemblent plus à l’intendant et au contrôleur général de 1740 ; l’administration est transformée. Ses agents sont les mêmes, un autre esprit les meut. À mesure qu’elle est devenue plus détaillée, plus étendue, elle est aussi devenue plus régulière et plus savante. Elle est modérée en achevant de s’emparer de tout ; elle opprime moins, elle conduit plus.

Les premiers efforts de la Révolution avaient détruit cette grande institution de la monarchie ; elle fut restaurée en 1800. Ce ne sont pas, comme on l’a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière d’administration qui ont trompé à cette époque et depuis, mais bien au contraire ceux de l’ancien régime qui furent tous remis alors en vigueur et y demeurèrent.

Si l’on me demande comment cette portion de l’ancien régime a pu être ainsi transportée tout d’une pièce dans la société nouvelle et s’y incorporer, j’y répondrai que, si la centralisation n’a point péri dans la Révolution, c’est qu’elle était elle-même le commencement de cette révolution et son signe ; et j’ajouterai que, quand un peuple a détruit dans son sein l’aristocratie, il court vers la centralisation comme de lui-même. Il faut alors bien moins d’efforts pour le précipiter sur cette pente que pour l’y retenir. Dans son sein, tous les pouvoirs tendent naturellement vers l’unité, et ce n’est qu’avec beaucoup d’art qu’on peut parvenir à les tenir divisés.

La révolution démocratique, qui a détruit tant d’institutions de l’ancien régime, devait donc consolider celle-ci, et la centralisation trouvait si naturellement sa place dans la société que cette révolution avait formée qu’on a pu aisément la prendre pour une de ses œuvres.

Chapitre VI

Des mœurs administratives sous l’ancien régime.

On ne saurait lire la correspondance d’un intendant de l’ancien régime avec ses supérieurs et ses subordonnés sans admirer comment la similitude des institutions rendait les administrateurs de ce temps-là pareils aux nôtres. Ils semblent se donner la main à travers le gouffre de la Révolution qui les sépare. J’en dirai autant des administrés. Jamais la puissance de la législation sur l’esprit des hommes ne s’est mieux fait voir.

Le ministre a déjà conçu le désir de pénétrer avec ses propres yeux dans le détail de toutes les affaires et de régler lui-même tout à Paris. À mesure que le temps marche et que l’administration se perfectionne, cette passion augmente. Vers la fin du XVIIIe siècle, il ne s’établit pas un atelier de charité au fond d’une province éloignée sans que le contrôleur général ne veuille en surveiller lui-même la dépense, en rédiger le règlement et en fixer le lieu. Crée-t-on des maisons de mendicité : il faut lui apprendre le nom des mendiants qui s’y présentent, lui dire précisément quand ils sortent et quand ils entrent. Dès le milieu du siècle (1733), M. d’Argenson écrivait : « Les détails confiés aux ministres sont immenses. Rien ne se fait sans eux, rien que par eux, et si leurs connaissances ne sont pas aussi étendues que leurs pouvoirs, ils sont forcés de laisser tout faire à des commis qui deviennent les véritables maîtres. »

Un contrôleur général ne demande pas seulement des rapports sur les affaires, mais de petits renseignements sur les personnes.

L’intendant s’adresse à son tour à ses subdélégués, et ne manque guère de répéter mot pour mot ce que ceux-ci lui disent, absolument comme s’il le savait pertinemment par lui-même.

Pour arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir, il a fallu inventer mille moyens de contrôle. La masse des écritures est déjà énorme, et les lenteurs de la procédure administrative si grandes que je n’ai jamais remarqué qu’il s’écoulât moins d’un an avant qu’une paroisse pût obtenir l’autorisation de relever son clocher ou de réparer son presbytère ; le plus souvent deux ou trois années se passent avant que la demande soit accordée.

Le conseil lui-même remarque dans un de ses arrêts (19 mars 1773) « que les formalités administratives entraînent des délais infinis dans les affaires et n’excitent que trop souvent les plaintes les plus justes ; formalités cependant toutes nécessaires », ajoute-t-il.

Je croyais que le goût de la statistique était particulier aux administrateurs de nos jours ; mais je me trompais. Vers la fin de l’ancien régime, on envoie souvent à l’intendant de petits tableaux tout imprimés qu’il n’a plus qu’à faire remplir par ses subdélégués et par les syndics des paroisses. Le contrôleur général se fait faire des rapports sur la nature des terres, sur leur culture, l’espèce et la quantité des produits, le nombre des bestiaux, l’industrie et les mœurs des habitants. Les renseignements ainsi obtenus ne sont guère moins circonstanciés ni plus certains que ceux que fournissent en pareils cas de nos jours les sous-préfets et les maires. Le jugement que les subdélégués portent, à cette occasion, sur le caractère de leurs administrés, est en général peu favorable. Ils reviennent souvent sur cette opinion que « le paysan est naturellement paresseux, et ne travaillerait pas s’il n’y était obligé pour vivre ». C’est là une doctrine économique qui paraît fort répandue chez ces administrateurs.

Il n’y a pas jusqu’à la langue administrative des deux époques qui ne ressemble d’une manière frappante. Des deux parts le style est également décoloré, coulant, vague et mou ; la physionomie particulière de chaque écrivain s’y efface et va se perdant dans une médiocrité commune. Qui lit un préfet lit un intendant.

Seulement, vers la fin du siècle, quand le langage particulier de Diderot et de Rousseau a eu le temps de se répandre et de se délayer dans la langue vulgaire, la fausse sensibilité qui remplit les livres de ces écrivains gagne les administrateurs et pénètre même jusqu’aux gens de finances. Le style administratif, dont le tissu est ordinairement fort sec, devient alors parfois onctueux et presque tendre. Un subdélégué se plaint à l’intendant de Paris « qu’il éprouve souvent dans l’exercice de ses fonctions une douleur très poignante à une âme sensible. »

Le gouvernement distribuait, comme de nos jours, aux paroisses certains cours de charité, à la condition que les habitants devaient faire de leur côté certaines offrandes. Quand la somme ainsi offerte par eux est suffisante, le contrôleur général écrit en marge de l’état de répartition : « Bon, témoigner satisfaction » ; mais quand elle est considérable, il écrit : « Bon, témoigner satisfaction et sensibilité ».

Les fonctionnaires administratifs, presque tous bourgeois, forment déjà une classe qui a son esprit particulier, ses traditions, ses vertus, son honneur, son orgueil propre. C’est l’aristocratie de la société nouvelle, qui est déjà formée et vivante : elle attend seulement que la Révolution ait vidé sa place.

Ce qui caractérise déjà l’administration en France, c’est la haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles et bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques, en dehors d’elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former sans son concours lui fait peur ; la plus petite association libre, quel qu’en soit l’objet, l’importune ; elle ne laisse subsister que celles qu’elle a composées arbitrairement et qu’elle préside. Les grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu ; en un mot, elle n’entend point que les citoyens s’ingèrent d’une manière quelconque dans l’examen de leurs propres affaires ; elle préfère la stérilité à la concurrence. Mais comme il faut toujours laisser aux Français la douceur d’un peu de licence, pour les consoler de leur servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement toutes sortes de théories générales et abstraites en matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique. Il souffre assez volontiers qu’on attaque les principes fondamentaux sur lesquels reposait alors la société, et qu’on discute jusqu’à Dieu même, pourvu qu’on ne glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne le regarde pas.

Quoique les journaux du XVIIIe siècle, ou, comme on disait dans ce temps-là, les gazettes, continssent plus de quatrains que de polémiques, l’administration voit déjà d’un œil fort jaloux cette petite puissance. Elle est débonnaire pour les livres, mais déjà fort âpre contre les journaux, ne pouvant les supprimer absolument, elle entreprend de les tourner à son seul usage. Je trouve, à la date de 1761, une circulaire adressée à tous les intendants du royaume, où l’on annonce que le roi (c’était Louis XV) a décidé que désormais la Gazette de France serait composée sous les yeux mêmes du gouvernement : « Voulant Sa Majesté, dit la circulaire, rendre cette feuille intéressante et lui assurer la supériorité sur toutes les autres. En conséquence, ajoute le ministre, vous voudrez bien m’adresser un bulletin de tout ce qui se passe dans votre généralité de nature à intéresser la curiosité publique, particulièrement ce qui se rapporte à la physique, à l’histoire naturelle, faits singuliers et intéressants. » À la circulaire est joint un prospectus dans lequel on annonce que la nouvelle gazette, quoique paraissant plus souvent et contenant plus de matière que le journal qu’elle remplace, coûtera aux abonnés beaucoup moins.

Muni de ces documents, l’intendant écrit à ses subdélégués et les met à l’œuvre ; mais ceux-ci commencent à répondre qu’ils ne savent rien. Survient une nouvelle lettre du ministre, qui se plaint amèrement de sa stérilité de la province. « Sa Majesté m’ordonne de vous dire que son intention est que vous vous occupiez très sérieusement de cette affaire et donniez les ordres les plus précis à vos agents. » Les subdélégués s’exécutent alors : l’un d’eux mande qu’un contrebandier en saunage (contrebande de sel) a été pendu et montré un grand courage ; un autre qu’une femme de son arrondissement est accouchée à la fois de trois filles ; un troisième, qu’il a éclaté un terrible orage, qui, il est vrai, n’a causé aucun mal. Il y en a un qui déclare que, malgré tous ses soins, il n’a rien découvert qui fût digne d’être signalé, mais qu’il s’abonne lui-même à une gazette si utile et va inviter tous les honnêtes gens à l’imiter. Tant d’efforts semblent cependant peu efficaces ; car une nouvelle lettre nous apprend que « le roi, qui a la bonté, dit le ministre, de descendre lui-même dans tout le détail des mesure relatives au perfectionnement de la gazette, et qui veut donner à ce journal la supériorité et la célébrité qu’il mérite, a témoigné beaucoup de mécontentement en voyant que ses vues étaient si mal remplies. »

On voit que l’histoire est une galerie de tableaux où il y a peu d’originaux et beaucoup de copies.

Il faut du reste reconnaître qu’en France le gouvernement central n’imite jamais ces gouvernements du midi de l’Europe, qui semblent ne s’être emparés de tout que pour laisser tout stérile.

Celui-ci montre souvent une grande intelligence de sa tâche et toujours une prodigieuse activité. Mais son activité est souvent improductive et même malfaisante, parce que, parfois, il veut faire ce qui est au-dessus de ses forces, ou fait ce que personne ne contrôle.

Il n’entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes les plus nécessaires, qui, pour réussir, demandent une énergie persévérante ; mais il change sans cesse quelques règlements une énergie persévérante ; mais il change sans cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien ne demeure un instant en repos dans la sphère qu’il habite. Les nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si singulière que les agents, à force d’être commandés, ont souvent peine à démêler comment il faut obéir.

Des officiers municipaux se plaignent au contrôleur général lui-même de la mobilité extrême de la législation secondaire. « La variation des seuls règlements de finance, disent-ils, est telle qu’elle ne permet pas à un officier municipal, fût-il inamovible, de faire autre chose qu’étudier les nouveaux règlements, à mesure qu’ils paraissent, jusqu’au point d’être obligé de négliger ses propres affaires. »

Lors même que la loi n’était pas changée, la manière de l’appliquer variait tous les jours. Quand on n’a pas vu l’administration de l’ancien régime à l’œuvre, en lisant les documents secrets qu’elle a laissés, on ne saurait imaginer le mépris où finit par tomber la loi, dans l’esprit même de ceux qui l’appliquent, lorsqu’il n’y a plus ni assemblée politique, ni journaux pour ralentir l’activité capricieuse et borner l’humeur arbitraire et changeante des ministres et de leurs bureaux.

On ne trouve guère d’arrêts du conseil qui ne rappellent des lois antérieures, souvent de date très récente, qui ont été rendues, mais non exécutées. Il n’y a pas en effet d’édit, de déclaration du roi, de lettres patentées solennellement enregistrées qui ne souffrent mille tempéraments dans la pratique. On voit par les lettres des contrôleurs généraux et des intendants que le gouvernement permet sans cesse de faire une exception autrement qu’il ordonne.

Il brise rarement la loi, mais chaque jour il la fait plier doucement dans tous les sens, suivant les cas particuliers et pour la grande facilité des affaires.

L’intendant écrit au ministre à propos d’un droit d’octroi auquel un adjudicataire des travaux de l’État voulait se soustraire : « Il est certain qu’à prendre à la rigueur les édits et les arrêts que je viens de citer, il n’existe dans le royaume aucun exempt de ces droits ; mais ceux qui sont vexés dans la connaissance des affaires savent qu’il en est de ces dispositions impérieuses comme des peines qu’elles prononcent, et que, quoiqu’on les trouve dans presque tous les édits, déclarations et arrêts portant établissement d’impôts, cela n’a jamais empêché les exceptions. »

L’ancien régime est là tout entier : une règle rigide, une pratique molle ; tel est son caractère.

Qui voudrait juger le gouvernement de ce temps-là par le recueil de ses lois tomberait dans les erreurs les plus ridicules. Je trouve, à la date de 1757, une déclaration du roi qui condamne à mort tous ceux qui composeront ou imprimeront des écrits contraires à la religion ou à l’ordre établi. Le libraire qui les vend, le marchant qui les colporte, doit subir la même peine. Serions-nous revenus au siècle de Saint-Dominique ? Non, c’est précisément le temps où régnait Voltaire.

On se plaint souvent de ce que les Français méprisent la loi ; hélas ! quand auraient-ils pu apprendre à la respecter ? On peut dire que, chez les hommes de l’ancien régime, la place que la notion de la loi doit occuper dans l’esprit humain était vacante.

Chaque solliciteur demande qu’on sorte en sa faveur de la règle établie avec autant d’insistance et d’autorité que s’il demandait qu’on y rentrât, et on ne la lui oppose jamais, en effet, que quand on a envie de l’éconduire. La soumission du peuple à l’autorité est encore complète, mais son obéissance est un effet de la coutume plutôt que de la volonté ; car, s’il lui arrive par hasard de s’émouvoir, la plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu’à la violence, et presque toujours c’est aussi la violence et l’arbitraire, et non la loi, qui le répriment.

Le pouvoir central en France n’a pas encore acquis au XVIIIe siècle cette constitution saine et vigoureuse que nous lui avons vue depuis ; néanmoins, comme il est déjà parvenu à détruire tous les pouvoirs intermédiaires, et qu’entre lui et les particuliers il n’existe plus rien qu’un espace immense et vide, il apparaît déjà de loin à chacun d’eux comme le seul ressort de la machine sociale, l’agent unique et nécessaire de la vie publique.

Rien ne le montre mieux que les écrits de ses détracteurs eux-mêmes. Quand le long malaise qui précède la Révolution commence à se faire sentir, on voit éclore toutes sortes de systèmes nouveaux en matière de société et de gouvernement. Les buts que se proposent ces réformateurs sont divers mais leur moyen est toujours le même. Ils veulent emprunter la main du pouvoir central et l’employer à tout briser et à tout refaire suivant un nouveau plan qu’ils ont conçu eux-mêmes ; lui seul leur paraît en état d’accomplir une pareille tâche. La puissance de l’État doit être sans limite comme son droit, disent-ils ; il ne s’agit que de le persuader d’en faire un usage convenable. Mirabeau le père, ce gentilhomme si entiché des droits de la noblesse qu’il appelle crûment les intendants des intrus, déclare que, si on abandonnait au gouvernement seul le choix des magistrats, les cours de justice ne seraient bientôt que des bandes de commissaires.

Mirabeau lui-même n’a de confiance que dans l’action du pouvoir central pour réaliser ses chimères.

Ces idées ne restent point dans les livres ; elles descendent dans tous les esprits, se mêlent aux mœurs, entrent dans les habitudes et pénètrent de toutes parts, jusque dans la pratique journalière de la vie.

Personne n’imagine pouvoir mener à bien une affaire importante si l’État ne s’en mêle pas. Les agriculteurs eux-mêmes, gens d’ordinaire fort rebelles aux préceptes, sont portés à croire que, si l’agriculture ne se perfectionne pas, la faute en est principalement au gouvernement qui ne leur donne ni assez d’avis, ni assez de secours. L’un d’eux écrit à un intendant, d’un ton irrité où l’on sent déjà la Révolution : « Pourquoi le gouvernement ne nomme-t-il pas des inspecteurs qui iraient une fois par an dans les provinces voir l’état des cultures, enseigneraient aux cultivateurs à les changer pour le mieux, leur diraient ce qu’il faut faire des bestiaux, la façon de les mettre à l’engrais, de les élever, de les vendre, et où il faut les mener au marché ? On devrait bien rétribuer ces inspecteurs.

Le cultivateur qui donnerait des preuves de la meilleure culture recevrait des marques d’honneur. »

Des inspecteurs et des croix ! Voilà un moyen dont un fermier du comté du Suffolk ne se serait jamais avisé ! Aux yeux du plus grand nombre, il n’y a déjà que le gouvernement qui puisse assurer l’ordre public : le peuple n’a peur que de la maréchaussée ; les propriétaires n’ont quelque confiance qu’en elle. Pour les uns et pour les autres, le cavalier de la maréchaussée n’est pas seulement le principal défenseur de l’ordre, c’est l’ordre lui-même. « Il n’est personne, dit l’assemblée provinciale de Guyenne, qui n’ait remarqué combien la vue d’un cavalier de la maréchaussée est propre à contenir les hommes les plus ennemis de toute subordination. » Aussi chacun veut-il en avoir à sa porte une escouade. Les archives d’une intendance sont remplies de demandes de cette nature ; personne ne semble soupçonner que sous le protecteur pourrait bien se cacher le maître.

Ce qui frappe le plus les émigrés qui arrivent d’Angleterre, c’est l’absence de cette milice. Cela les remplit de surprise, et quelquefois de mépris pour les Anglais. L’un d’eux, homme de mérite, mais que son éducation n’avait pas préparé à ce qu’il allait voir, écrit : « Il est exactement vrai que tel Anglais se félicite d’avoir été volé, en se disant qu’au moins son pays n’a pas de maréchaussée.

Tel qui est fâché de tout ce qui trouble la tranquillité se console cependant de voir rentrer dans le sein de la société des séditieux, en pensant que le texte de loi est plus fort que toutes les considérations. Ces idées fausses, ajoute-t-il, ne sont absolument dans toutes les têtes ; il y a des gens sages qui en ont de contraires, et c’est la sagesse qui doit prévaloir à la longue. »

Que ces bizarreries des Anglais pussent avoir quelques rapports avec leurs libertés, c’est ce qui ne lui tombe point dans l’esprit. Il aime mieux expliquer ce phénomène par des raisons plus scientifiques.

« Dans un pays où l’humidité du climat et le défaut de ressort dans l’air qui circule, dit-il, impriment au tempérament une teinte sombre, le peuple est disposé à se livrer de préférence aux objets graves. Le peuple anglais est donc porté par sa nature à s’occuper de matières de gouvernement ; le peuple français en est éloigné. »

Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières.

Aussi rencontre-t-on un nombre immense de requêtes qui, se fondant toujours sur l’intérêt public, n’ont trait néanmoins qu’à de petits intérêts privés. Les cartons qui les renferment sont peut-être les seuls endroits où toutes les classes qui composaient la société de l’ancien régime se trouvent mêlées. La lecture en est mélancolique : des paysans demandent qu’on les indemnise de la perte de leurs bestiaux ou de leur maison ; des propriétaires aisés, qu’on les aide à faire valoir plus avantageusement leurs terres ; des industriels sollicitent de l’intendant des privilèges qui les garantissent d’une concurrence incommode. Il est très fréquent de voir des manufacturiers qui confient à l’intendant le mauvais état de leurs affaires, et le prient d’obtenir du contrôleur général un secours ou un prêt. Un fonds était ouvert, à ce qu’il semble, pour cet objet.

Les gentilshommes eux-mêmes sont quelquefois de grands solliciteurs ; leur condition ne se reconnaît guère alors qu’en ce qu’ils mendient d’un ton fort haut. C’est l’impôt du vingtième qui, pour beaucoup d’entre eux, est le principal anneau de leur dépendance. Leur part dans cet impôt était fixée chaque année par le conseil sur le rapport de l’intendant, c’est à celui-ci qu’ils adressent d’ordinaire pour obtenir des délais et des décharges.

J’ai lu une foule de demandes de cette espèce qui faisaient des nobles, presque tous titrés et souvent grands seigneurs, vu, disaient-ils, l’insuffisance de leurs revenus ou le mauvais état de leurs affaires. En général, les gentilshommes n’appelaient jamais l’intendant que Monsieur ; mais j’ai remarqué que dans ces circonstances ils l’appellent toujours Monseigneur, comme les bourgeois.

Parfois la misère et l’orgueil se mêlent dans ces placets d’une façon plaisante. L’un d’eux écrit à l’intendant : « Votre cœur sensible ne consentira jamais à ce qu’un père de mon état fût taxé à des vingtièmes stricts, comme le serait un père du commun. »

Dans les temps de disette, si fréquents au XVIIIe siècle, la population de chaque généralité se tourne tout entière vers l’intendant et semble n’attendre que de lui seul sa nourriture. Il est vrai que chacun s’en prend déjà au gouvernement de toutes ses misères.

Les plus inévitables sont de son fait ; on lui reproche jusqu’à l’intempérie des saisons.

Ne nous étonnons plus en voyant avec quelle facilité merveilleuse la centralisation a été rétablie en France au commencement de ce siècle. Les hommes de 89 avaient renversé l’édifice, mais ses fondements étaient restés dans l’âme même de ses destructeurs, et sur ces fondements on a pu le relever tout à coup à nouveau et le bâtir plus solidement qu’il ne l’avait jamais été.

Deuxième partie

Ce n’est pas seulement par l’égalité que la France du dix-huitième siècle se rapprochait de la France de nos jours. Beaucoup d’autres traits de la physionomie nationale que nous considérons comme nouveaux, se laissaient déjà apercevoir.

On peut dire d’une manière générale qu’il n’y a rien de plus propice à l’établissement et à la durée d’un système d’administration locale qu’une aristocratie.

Il se trouve toujours répandus pour chacun des différents points du territoire occupé par un peuple aristocratique, un ou plusieurs individus qui, naturellement au-dessus des autres par leur naissance et leur richesse, prennent le gouvernement ou le reçoivent.

Dans une société où règne l’égalité des conditions, les citoyens étant à peu près égaux entre eux, il leur semble naturel de charger de tous les détails de l’administration le gouvernement lui-même, seul individu qui, s’élevant encore au-dessus de la foule, attire les regards. Et lors même qu’ils ne seraient pas disposés à le charger de ce soin, ils sont souvent obligés à cause de leur faiblesse individuelle et de la difficulté qu’ils trouvent à s’entendre tous, de souffrir qu’il le prenne.

Il est vrai que quand une nation a une fois admis le principe de la souveraineté du peuple, que les lumières s’y sont répandues, que la science du gouvernement s’y est perfectionnée, et qu’on y a connu les misères d’une administration trop centralisée, on voit souvent les citoyens qui habitent les provinces et les villes s’efforcer de créer au milieu d’eux un pouvoir collectif qui dirige leurs propres affaires. Quelquefois aussi la puissance suprême, succombant sous le poids de ses prérogatives, essaie de localiser l’administration publique, et cherche par des combinaisons plus ou moins savantes à constituer artificiellement sur les différents points du territoire une sorte d’aristocratie élue. Un peuple démocratique se laisse entraîner vers la centralisation par instinct. Il n’arrive aux institutions provinciales que par réflexion. Mais la liberté provinciale ainsi fondée est toujours exposée à de grands hasards. Chez les peuples aristocratiques, le gouvernement local existe souvent malgré le pouvoir central et toujours sans que ce dernier ait besoin de se mêler de le faire vivre. Chez les peuples démocratiques, le gouvernement local est souvent une création du pouvoir central, qui souffre qu’on lui enlève quelques-uns de ses privilèges, ou qui s’en dépouille volontairement lui-même.

Cette tendance naturelle, qui porte les peuples démocratiques à centraliser le pouvoir, se découvre principalement et s’accroît d’une manière très manifeste aux époques de lutte et de passage, où les deux principes se disputent la direction des affaires.

Le peuple, au moment où il commence à devenir une puissance, s’apercevant que les nobles dirigent toutes les affaires locales, attaque le gouvernement provincial, non seulement comme provincial, mais surtout comme aristocratique. Ce pouvoir local une fois arraché des mains de l’aristocratie, il s’agit de savoir à qui le donner.

En France, ce ne fut pas seulement le gouvernement central, mais le roi qui fut chargé exclusivement de l’exercer. Ceci tient à des causes qu’il est bon d’énoncer.

Je crois que la portion démocratique des sociétés éprouve un désir naturel de centraliser l’administration ; mais je suis bien loin de prétendre que son goût la porte naturellement à centraliser dans les mains du roi seul. Cela dépend des circonstances. Libre de son choix, un peuple aimera toujours mieux confier la puissance administrative à une assemblée ou à un magistrat élu pour lui qu’à un prince placé hors de son contrôle. Mais cette liberté lui manque souvent.

La portion démocratique de la société, au moment où elle commence à sentir ses forces et à vouloir s’élever, n’est encore composée que d’une multitude d’individus également faibles et également incapables de lutter isolément contre les grandes existences individuelles de la noblesse. Elle a le désir instinctif de gouverner sans avoir aucun des instruments du gouvernement. Ces individus, étant en tout fort disséminés et fort inhabiles à s’associer, éprouvent instinctivement le besoin de rencontrer quelque part, en dehors d’eux-mêmes et de l’aristocratie, une force déjà constituée autour de laquelle ils puissent, sans être obligés de se concerter, réunir leurs efforts et par la combinaison de tous, obtenir la puissance qui manque à chacun d’eux.

Or, la démocratie n’étant point encore organisée dans les lois, en dehors de l’aristocratie, le seul pouvoir déjà constitué que le peuple puisse prendre pour mandataire, c’est le prince. Entre le prince et les nobles, il y a sans doute une analogie naturelle, mais non une identité parfaite. Si leurs goûts se ressemblent, leurs intérêts sont souvent contraires. Les nations qui tournent à la démocratie commencent donc d’ordinaire par accroître les attributions du pouvoir royal. Le prince y inspire moins de jalousie et moins de crainte que les nobles ; et d’ailleurs, en temps de révolution, c’est déjà beaucoup faire que de changer la puissance de main, dût-on ne l’ôter à un ennemi que pour la confier à un autre.

Le chef-d’œuvre de l’aristocratie anglaise est d’avoir fait croire si longtemps aux classes démocratiques de la société que l’ennemi commun était le prince, et d’être ainsi parvenue à devenir leur représentant au lieu de rester leur principal adversaire.

Ce n’est, en général, qu’après avoir complètement détruit l’aristocratie à l’aide des rois, qu’un peuple démocratique songe à demander compte à ceux-ci du pouvoir qu’il leur a laissé prendre, et qu’il s’efforce de les mettre dans sa dépendance ou de transporter l’autorité dont il les avait revêtus à des pouvoirs dépendants.

Mais lors même que les classes démocratiques de la société, après être parvenues à placer la puissance administrative dans les mains mêmes de leurs véritables représentants, désirent en diviser l’exercice, il leur est souvent très malaisé d’y parvenir, soit à cause de la difficulté qu’on éprouve toujours à enlever l’autorité à ceux qui la possèdent, soit par l’embarras de savoir à qui en confier l’usage.

Les classes démocratiques trouvent toujours dans leur sein un assez grand nombre d’hommes éclairés et habiles pour pouvoir en composer une assemblée politique ou une administration centrale. Mais il peut se faire qu’il ne s’en rencontre pas une quantité suffisante pour qu’on puisse en organiser des corps provinciaux ; il peut arriver que le peuple des provinces ne veuille point se laisser gouverner par l’aristocratie et qu’il ne soit pas encore en état de se gouverner lui-même. En attendant que ce moment arrive, on ne saurait confier qu’à l’autorité centrale l’exercice du pouvoir administratif.

Il se passe d’ailleurs un temps assez long avant qu’un peuple échappé des mains de l’aristocratie éprouve le besoin et contracte le goût de centraliser le pouvoir.

Chez les nations qui ont été longtemps soumises à une aristocratie, chaque individu appartenant aux classes inférieures contracte, presque en naissance, l’habitude de chercher à côté de lui, l’homme qui doit principalement exciter sa crainte ou son envie. En même temps, il s’habitue à considérer le pouvoir central comme l’arbitre, naturellement placé entre lui et cet oppresseur domestique ; et il est porté à attribuer au premier une grande supériorité de lumière et de sagesse.

Ces deux impressions survivent aux causes qui les ont fait naître.

Longtemps encore après que l’aristocratie a été détruite, les citoyens regardent avec une sorte de crainte instinctive tout ce qui s’élève à leurs côtés, ils admettent avec peine que la science ou l’impartialité de la justice, le respect de la loi, puissent se rencontrer près d’eux ; ils sont jaloux de leurs voisins devenus leurs égaux, après l’avoir été de leurs supérieurs. Ils finissent en quelque sorte par se redouter eux-mêmes, et ne considérant plus le gouvernement central comme un abri contre la tyrannie de la noblesse, ils l’envisagent encore comme une sauvegarde contre leurs propres écarts.

Ainsi donc les peuples dont l’état social devient démocratique, commencent presque toujours par centraliser le pouvoir dans le prince seul ; quand plus tard ils se trouvent l’énergie et la force nécessaires, ils brisent l’instrument, et transportent les mêmes prérogatives dans les mains d’une autorité qui dépend d’eux-mêmes ; plus puissants, mieux organisés et plus éclairés, ils font un nouvel effort, et reprenant à leurs représentants généraux quelques portions du pouvoir administratif, ils les confient à des mandataires secondaires. Telle paraît être la marche naturelle instinctive et pour ainsi dire forcée que suivent les sociétés qui, par leur état social, leurs idées et leurs mœurs, sont entraînées vers la démocratie.

En France, l’extension du pouvoir royal à tous les objets d’administration publique a été corrélative à la naissance et au développement progressif des classes démocratiques. À mesure que les conditions devenaient plus égales, le roi pénétrait plus profondément et plus habituellement dans le gouvernement local ; les villes et les provinces perdaient leurs privilèges ou bien oubliaient peu à peu de s’en servir.

Le peuple et le tiers état aidaient de toutes leurs forces à ces changements, et il leur arrivait de céder volontiers leurs propres droits quand par hasard ils en possédaient, pour entraîner dans une ruine commune ceux des nobles. Le gouvernement provincial et le pouvoir de la noblesse s’affaiblissaient donc de la même manière et en même temps.

Les rois de France avaient été singulièrement aidés dans cette tendance par l’appui que pendant des siècles leur avaient prêté les légistes. Dans une contrée où il existe une noblesse et un clergé, ordres privilégiés, qui renferment dans leur sein une partie des lumières et presque toutes les richesses du pays, les chefs naturels de la démocratie sont les légistes.

Jusqu’au moment où les légistes français aspirèrent à régner eux-mêmes au nom du peuple, ils travaillèrent activement à ruiner la noblesse au profit du trône ; on les vit se plier aux vœux despotiques des rois avec un art infini et une facilité singulière. Ceci n’est pas, du reste, particulier à la France et il est permis de croire qu’en servant le pouvoir royal, les légistes français suivirent les instincts de leur propre nature, autant qu’ils consultèrent les intérêts de la classe dont ils se trouvaient accidentellement les chefs.

Il existe, dit Cuvier, une relation nécessaire entre toutes les parties des corps organisés, de telle sorte que l’homme qui rencontre une portion détachée de l’un d’eux est en état de reconstruire l’ensemble. Un même travail analytique pourrait servir à connaître la plupart des lois générales qui règlent toute chose.

Si l’on étudiait attentivement ce qui s’est passé dans le monde depuis que les hommes gardent le souvenir des événements, on découvrirait sans peine que dans tous les pays civilisés, à côté d’un despote qui commande, se rencontre presque toujours un légiste qui régularise et coordonne les volontés arbitraires et incohérentes du premier. À l’amour général et indéfini du pouvoir qu’ont les rois, ils joignent le goût de la méthode et de la science des détails du gouvernement que naturellement ils possèdent.

Les premiers savent contraindre momentanément les hommes à obéir ; les seconds possèdent l’art de les plier presque volontairement à une obéissance durable.

Les uns fournissent la force ; les autres, le droit. Ceux-ci marchent au souverain pouvoir par l’arbitraire ; ceux-là par la légalité. Au point de section où ils se rencontrent, il s’établit un despotisme qui laisse à peine respirer l’humanité ; celui qui n’a que l’idée du prince sans celle du légiste ne connaît donc qu’une portion de la tyrannie. Il est nécessaire de songer en même temps aux deux pour concevoir le tout.

Indépendamment des causes générales dont je viens de parler, il en existait plusieurs autres accidentelles et secondaires qui hâtaient la concentration de tous les pouvoirs dans les mains du roi.

Paris avait pris de bonne heure singulière prépondérance dans le royaume. Il existait en France des villes considérables ; mais on n’y voyait qu’une grande ville, qui était Paris. Dès le Moyen Âge, Paris avait commencé à devenir le centre des lumières, de la richesse et de la puissance du royaume. La centralisation du pouvoir politique dans Paris augmentait sans cesse l’importance de la ville, et sa grandeur croissante y facilitait à son tour la concentration du pouvoir. Le roi attirait les affaires à Paris, et Paris attirait les affaires au roi.

La France avait jadis été formée de provinces acquises par les traités ou conquises par les armes, et qui longtemps étaient restées vis-à-vis les unes des autres dans des rapports de peuples à peuples. À mesure qu’un pouvoir central parvenait à soumettre au même système administratif ces diverses portions du territoire, les différences qu’on remarquait entre elles allaient s’effaçant ; et, à mesure que ces différences s’effaçaient, le pouvoir central trouvait des facilités plus grandes à étendre la sphère de son action sur toutes les parties du pays. Ainsi l’unité nationale facilitait l’unité du gouvernement ; et l’unité du gouvernement servait à l’unité nationale.

À la fin du dix-huitième siècle, la France était encore divisée en trente-deux provinces. Treize parlements y interprétaient les lois d’une manière différente et souveraine. La constitution politique de ces provinces variait considérablement. Les unes avaient conservé une sorte de représentation nationale, les autres en avaient toujours été privées. Dans celles-ci on suivait le droit féodal ; dans celle-là on obéissait à la législation romaine. Toutes ces différences étaient superficielles et pour ainsi dire extérieures.

La France entière n’avait déjà à vrai dire qu’une seule âme. Les mêmes idées avaient cours d’un bout du royaume à l’autre. Les mêmes usages y étaient en vigueur, les mêmes opinions professées ; l’esprit humain, partout frappé de la même manière, s’y dirigeait partout du même côté.

En un mot les Français, avec leurs provinces, leurs parlements, la diversité de leurs lois civiles, la bizarre variété de leurs coutumes, formaient cependant, sans contredit, le peuple de l’Europe le mieux lié dans toutes ses parties, et le plus propre à se remuer au besoin comme un seul homme.

Au centre de cette grande nation composée d’éléments si homogènes entre eux, était placé un pouvoir royal qui, après s’être emparé de la direction des grandes affaires, aspirait déjà à réglementer les plus petites.

Tous les pouvoirs forts essaient de centraliser l’administration ; mais ils y réussissent plus ou moins suivant leur propre nature.

Lorsque la puissance prépondérante se trouve dans une assemblée, la centralisation est plus apparente que réelle. Elle ne peut s’exercer que par des lois. Or les lois ne peuvent tout prévoir, et eussent-elles tout prévu, elles ne peuvent être mises en exécution que par des agents et à l’aide d’une surveillance continue dont un pouvoir législatif est incapable, les assemblées centralisent le gouvernement mais non l’administration.

En Angleterre, où le parlement a le droit de se mêler à peu près de toutes les affaires de la société, grandes ou petites, la centralisation administrative est peu connue, et le pouvoir national laisse en définitive aux volontés individuelles une grande indépendance. Cela ne vient pas, je pense, d’une modération naturelle de la part de ce grand corps. Il ne ménage point la liberté locale parce qu’il la respecte, mais parce qu’étant lui-même un pouvoir législatif, il ne trouve pas à sa disposition les moyens les plus efficaces de l’asservir.

Quand, au contraire, la puissance prépondérante se trouve dans le pouvoir exécutif, l’homme qui commande ayant en même temps la faculté de faire exécuter sans peine jusqu’au détail de ses volontés, ce pouvoir central peut graduellement étendre son action à toutes les choses ou du moins, il ne trouve dans sa propre constitution, rien qui le borne. S’il se rencontre au milieu d’un peuple chez lequel tout se dirige naturellement vers le centre ; où chaque citoyen est hors d’état de résister individuellement ; où plusieurs ne sauraient légalement combiner leurs résistances ; où tous enfin, ayant à peu près les mêmes habitudes et les mêmes mœurs, se plient sans peine à une règle commune ; on ne découvre pas où pourraient se trouver placées les limites de la tyrannie administrative, ni pourquoi après avoir réglé les grands intérêts de l’État, elle ne parviendrait à régenter les affaires des familles.

Tel était dès avant 1789 le tableau que présentait la France.

Le pouvoir royal s’y était déjà emparé soit directement, soit indirectement de la direction de toutes choses, et ne trouvait à vrai dire de limites que dans sa propre volonté. À la plupart des villes et des provinces il avait ôté jusqu’à l’apparence d’un gouvernement local ; aux autres il n’avait laissé rien de plus ; et les Français, en même temps qu’ils formaient le peuple européen dont l’unité nationale était déjà la plus grande, était aussi déjà celui de tous, où les procédés administratifs avaient été les plus perfectionnés, et où ce qu’on a nommé depuis la centralisation existait au plus haut point.

Je viens de montrer qu’en France la constitution tendait sans cesse à devenir plus despotique et, chaque jour cependant, par un contraste singulier, les habitudes et les idées devenaient plus libres. La liberté disparaissait des institutions et se maintenait plus que jamais dans les mœurs. Elle semblait plus chère aux individus en proportion que ses garanties étaient moindres, et l’on eût dit que chacun d’entre eux avait hérité des prérogatives qu’on avait enlevés aux grands corps de l’État.

Après avoir renversé ses principaux adversaires, le pouvoir royal s’était arrêté comme de lui-même ; il s’était adouci par sa victoire même, et paraissait avoir combattu plutôt pour gagner des privilèges que pour s’en servir.

C’est une grande erreur qu’on a souvent commise, de croire qu’en France l’esprit de liberté soit né avec la Révolution de 1789.

Il avait été de tout temps l’un des caractères distinctifs de la nation ; mais cet esprit s’y était montré par intervalles et pour ainsi dire par intermittences. Il avait été instinctif plus que réfléchi ; irrégulier, tout à la fois violent et faible.

Il n’y eut jamais de noblesse plus fière et plus dépendante dans ses opinions et dans ses actes que la noblesse française des temps féodaux. Jamais l’esprit de liberté démocratique ne se montra avec un caractère plus énergique, et je pourrais presque dire plus sauvage, que dans les communes françaises du Moyen Âge et dans les états généraux qui se réunirent à différentes périodes, jusqu’au commencement du dix-septième siècle (1614). Alors même que le pouvoir royal eût hérité de tous les autres pouvoirs, les esprits se soumirent à lui sans s’abaisser.

Il faut bien discerner le fait de l’obéissance de ses causes. Il y a des nations qui se plient aux volontés arbitraires du prince, parce qu’elles lui croient le droit absolu de commander. D’autres voient en lui seul le représentant de la patrie ou l’image de Dieu sur la terre. Il en est qui adorent un pouvoir royal qui succède à l’oligarchie tyrannique d’une noblesse, et trouvent une sorte de repos mêlé de plaisir et de reconnaissance à lui obéir. Dans ces différentes sortes d’obéissance on rencontre sans doute des préjugés ; elles accusent l’insuffisance des lumières, les erreurs de l’esprit, non la bassesse du cœur.

Les Français du dix-septième siècle se soumettaient à la royauté plus qu’au roi et ils lui obéissaient non seulement parce qu’ils le jugeaient fort, mais parce qu’ils le croyaient bienfaisant et légitime.

Ils avaient, si je puis m’exprimer ainsi, un goût libre pour l’obéissance. Aussi mêlaient-ils à la soumission quelque chose d’indépendant, de ferme, de délicat, de capricieux et d’irritable qui montrait assez qu’en adoptant un maître, ils avaient conservé l’esprit de la liberté. Ce roi qui eût pu disposer sans contrôle de la fortune de l’État, se fût souvent trouvé impuissant à gêner dans leur moindre détail les actions des hommes ou à comprimer les plus insignifiantes des opinions ; et, en cas de résistance, le sujet eût été mieux défendu par les mœurs que n’est souvent garanti par les lois le citoyen des pays libres.

Mais ce sont là des sentiments et des idées que ne comprennent point les nations qui ont toujours été indépendantes ou celles mêmes qui le sont devenues. Les premières ne les ont jamais connus ; les secondes les ont depuis longtemps oubliés : les unes et les autres ne voient dans l’obéissance à un pouvoir arbitraire, qu’un abaissement honteux. Chez les peuples qui ont perdu la liberté après l’avoir goûtée, l’obéissance a toujours en effet ce caractère. Mais il entre souvent dans la soumission des peuples qui n’ont jamais été libres une moralité qu’il faut reconnaître.

À la fin du dix-huitième siècle, cet esprit d’indépendance qui avait toujours caractérisé les Français s’était singulièrement développé, et avait entièrement changé de caractère. Au dix-huitième siècle, il s’était fait une sorte de transformation dans la notion que les Français avaient de la liberté.

La liberté peut en effet se produire à l’esprit humain sous deux formes différentes. On peut voir en elle l’usage d’un droit commun ou la jouissance d’un privilège. Vouloir être libre dans ses actions ou dans quelques-unes de ses actions, non point parce que tous les hommes ont un droit général à l’indépendance, mais parce qu’on possède soi-même un droit particulier à rester indépendant, telle était la manière dont on entendait la liberté au Moyen Âge, et telle on l’a presque toujours comprise dans les sociétés aristocratiques, où les conditions sont très inégales, et où l’esprit humain ayant une fois contracté l’habitude des privilèges, finit par ranger au nombre des privilèges, l’usage de tous les biens de ce monde.

Cette notion de la liberté ne se rapportant qu’à l’homme qui l’a conçue, ou tout au plus à la classe à laquelle il appartient, peut substituer dans une nation où la liberté générale n’existe pas. Il arrive même quelques fois que l’amour de la liberté est d’autant plus vif chez quelques-uns que les garanties nécessaires à la liberté se rencontrent moins pour tous. L’exception est alors d’autant plus précieuse qu’elle est plus rare.

Cette notion aristocratique de la liberté produit chez ceux qui l’on reçue un sentiment exalté de leur valeur individuelle, un goût passionné pour l’indépendance. Elle donne à l’égoïsme une énergie et une puissance singulière. Conçue par des individus, elle a souvent porté les hommes aux actions les plus extraordinaires ; adoptée par une nation tout entière, elle a créé les plus grands peuples qui fussent jamais.

Les Romains pensaient que seuls, au milieu du genre humain, ils devaient jouir de l’indépendance ; et c’était bien moins de la nature que de Rome qu’ils croyaient tenir le droit d’être libres.

D’après la notion moderne, la notion démocratique, et j’ose le dire la notion juste de la liberté a pénétré profondément dans l’esprit d’un peuple, et s’y est solidement établie, le pouvoir absolu et arbitraire n’est plus qu’un fait matériel, qu’un accident passager.

Car chacun ayant un droit absolu sur lui-même, il en résulte que la volonté souveraine ne peut émaner que de l’union des volontés de tous. Dès lors aussi l’obéissance a perdu sa moralité, et il n’y a pas de milieu dans les mâles et fières vertus du citoyen et les basses complaisances de l’esclave.

À mesure que les rangs s’égalisent chez un peuple, cette notion de la liberté tend naturellement à prévaloir.

Déjà pourtant, depuis longtemps, la France était sortie du Moyen Âge et avait modifié dans un sens démocratique ses idées et ses mœurs ; et la notion féodale et aristocratique de la liberté était encore universellement reçue. Chacun, en protégeant son indépendance individuelle contre les exigences du pouvoir, avait bien moins en vue la reconnaissance d’un droit général que la défense d’un privilège particulier, et dans la lutte c’était bien moins sur un principe que sur un fait qu’il s’appuyait. Au quinzième siècle, quelques esprits aventureux avaient entrevu l’idée démocratique de la liberté ; mais elle s’était presque aussitôt perdue. C’est durant le dix-huitième siècle qu’on peut dire que la transformation s’opéra.

L’idée que chaque individu, et par extension chaque peuple, a le droit de diriger ses propres actes ; cette idée encore obscure, incomplètement définie et mal formulée, s’introduisit peu à peu dans tous les esprits. Elle s’arrêta sous la forme d’une théorie dans les classes éclairées ; elle parvint comme une sorte d’instinct jusqu’au peuple. Il en résulta une impulsion nouvelle et plus puissante vers la liberté : le goût que les Français avaient toujours eu pour l’indépendance devint alors une opinion raisonnée et systématique qui, s’étendant de proche en proche, finit par entraîner vers elle jusqu’au pouvoir royal lui-même qui, toujours absolu dans la théorie, commença à reconnaître tacitement dans sa conduite que le sentiment public était la première des puissances.

« C’est moi qui nomme mes ministres, avait dit Louis XV ; mais c’est la nation qui les renvoie. » Et Louis XVI, retraçant dans son cachot ses dernières et plus secrètes pensées, disait encore mes concitoyens en parlant de ses sujets.

Ce fut dans ce siècle qu’on entendit parler pour la première fois des droits généraux de l’humanité dont chaque homme peut réclamer la jouissance égale comme un légitime et inaltérable héritage et des droits généraux de la nature dont chaque citoyen doit se prévaloir.

Parlant au nom d’une des premières cours de justice du royaume, Malesherbes disait au roi en 1770, vingt ans avant la Révolution : « Vous ne tenez votre couronne que de Dieu, sire ; mais vous ne vous refusez pas la satisfaction de croire que vous êtes aussi redevable de votre pouvoir à la soumission volontaire de vos sujets. Il existe en France quelques droits inviolables qui appartiennent à la nation ; vos ministres n’auront pas la hardiesse de vous le nier ; et s’il fallait le prouver, nous n’invoquerons que le témoignage de Votre Majesté elle-même. Non, sire, malgré tous les efforts, on ne vous a point encore persuadé qu’il n’y avait aucune différence entre la nation française et un peuple esclave. »

Et plus loin, il ajoutait : « Puisque tous les corps intermédiaires sont impuissants ou détruits, interrogez donc la nation elle-même, puisqu’il n’y a plus qu’elle qui puisse être écoutée de vous. »

Ce goût de la liberté se manifestait, du reste, par des écrits plutôt que par des actes, par des efforts individuels plus que par des entreprises collectives, par une opposition souvent puérile et déraisonnable, plutôt que par une résistance grave et systématique.

Ce pouvoir de l’opinion, reconnu par ceux mêmes qui souvent se mettaient au-dessus de lui, était sujet à de grandes alternatives de force et de faiblesse ; tout-puissant un jour, presque insaisissable le lendemain ; toujours déréglé, capricieux, indéfinissable : corps sans organe ; ombre de la souveraineté du peuple plutôt que la souveraineté du peuple elle-même.

Il en sera ainsi, je pense, chez tous les peuples qui auront le goût et le désir de la liberté, sans avoir encore su établir d’institutions libres.

Ce n’est pas que je croie que les hommes ne puissent pas jouir d’une espèce d’indépendance dans les pays où ces sortes d’institutions n’existent pas. Pour cela, les habitudes et les opinions peuvent suffire. Mais ils ne sont jamais assurés de rester libres, parce qu’ils ne sont jamais assurés de le vouloir toujours. Il y a des temps où les peuples les plus amoureux de leur indépendance se laissent aller à la regarder comme un objet secondaire de leurs efforts.

La grande utilité des institutions libres est de soutenir la liberté pendant ces intervalles où l’esprit humain s’occupe loin d’elle, et de lui donner une sorte de vie végétative qui lui soit propre, et qui laisse le temps de revenir à elle. Les formes permettent aux hommes de se dégoûter passagèrement de la liberté sans la perdre.

C’est le principal mérite que je leur trouve. Quand un peuple veut résolument être esclave, on ne saurait l’empêcher de le devenir ; mais je pense qu’il est des moyens de le maintenir quelque temps dans l’indépendance, sans qu’il s’aide lui-même.

Une nation qui renferme comparativement moins de pauvres et moins de riches, moins de puissants et moins de faibles qu’aucune nation alors existante dans le monde ; un peuple chez lequel, en dépit de l’état politique, la théorie de l’égalité s’est emparée des esprits, le goût de l’égalité, des cœurs ; un pays déjà mieux lié dans toutes ses parties qu’aucun autre, soumis à un pouvoir central, plus habile et plus fort ; où cependant l’esprit de liberté toujours vivace, a pris depuis une époque récente, un caractère plus général, plus systématique, plus démocratique et plus inquiet, tels sont les principaux traits qui marquent la physionomie de la France à la fin du dix-huitième siècle.

Que si maintenant nous fermons le livre de l’ !histoire, et qu’après avoir laissé s’écouler cinquante années, nous venons à considérer ce que le temps a produit, nous remarquons que d’immenses changements se sont opérés.

Mais au milieu de toutes ces choses nouvelles et inconnues, nous reconnaîtrons aisément les mêmes traits caractéristiques qui nous avaient frappés un demi-siècle auparavant. On s’exagère donc communément les effets produits par la Révolution française.

Il n’y eut jamais sans doute de révolution plus puissante, plus rapide, plus destructive et plus créatrice que la Révolution française.

Toutefois, ce serait se tromper étrangement que de croire qu’il en soit sorti un peuple français entièrement nouveau, et qu’elle ait élevé un édifice dont les bases n’existaient point avant elle. La Révolution française a créé une multitude de choses accessoires et secondaires, mais elle n’a fait que développer le germe des choses principales ; celles-là existaient avant elle. Elle a réglé, coordonné et légalisé les effets d’une grande cause, plutôt qu’elle n’a été cette cause elle-même.

En France, les conditions étaient plus égales qu’ailleurs ; la Révolution a augmenté l’égalité des conditions et introduit dans les lois la doctrine de l’égalité. La nation française avait abandonné, avant toutes les autres et plus complètement que toutes les autres, le système de fractionnement et d’individualité féodale du Moyen Âge ; la Révolution a achevé d’unir toutes les parties du pays et d’en former un seul corps.

Chez les Français, le pouvoir central s’était déjà emparé, plus qu’en aucun pays du monde, de l’administration locale. La Révolution a rendu ce pouvoir plus habile, plus fort, plus entreprenant.

Les Français avaient conçu avant et plus clairement que tous, l’idée démocratique de la liberté ; la Révolution a donné à la nation elle-même, sinon encore toute la réalité, du moins toute l’apparence du souverain pouvoir.

Si ces choses sont nouvelles, elles le sont par la force, par le développement, non par le principe ni par le fond.

Tout ce que la Révolution a fait se fût fait, je n’en doute pas, sans elle ; elle n’a été qu’un procédé violent et rapide à l’aide duquel on a adapté l’état politique à l’état social, les faits aux idées et les lois aux mœurs.

Quelle portion de leur État ancien les Français ont-ils conservée ?

Que sont devenus les éléments dont se composaient le clergé, le tiers état, la noblesse ? Quelles divisions nouvelles ont pris la place de ces divisions de l’ancienne monarchie ? De quelles nouvelles formes se sont revêtus les intérêts aristocratique et démocratique ? Quels changements se sont accomplis dans la propriété foncière, et quels effets en ont été la cause ? Quelle transformation s’est opérée dans les idées, les habitudes, les usages, l’esprit tout entier de la nation ?

Tels sont les principaux sujets qui feront l’objet des lettres suivantes.

Chapitre VII

Comment une grande révolution administrative avait précédé la révolution politique, et des conséquences que cela eut.

Rien n’avait encore été changé à la forme du gouvernement que déjà la plupart des lois secondaires qui règlent la condition des personnes et l’administration des affaires étaient abolies ou modifiées.

La destruction des jurandes et leur rétablissement partiel et incomplet avaient profondément altéré tous les anciens rapports de l’ouvrier et du maître. Ces rapports étaient devenus non seulement différents, mais incertains et contraints. La police dominicale était ruinée ; la tutelle de l’État était encore mal assise, et l’artisan, placé dans une position gênée et indécise, entre le gouvernement et le patron, ne savait trop lequel des deux pouvait le protéger ou devait le contenir. Cet état de malaise et d’anarchie, dans lequel on avait mis d’un seul coup toute la basse classe des villes, eut de grandes conséquences, dès que le peuple commença à reparaître sur la scène politique.

Un an avant la Révolution, un édit du roi avait bouleversé dans toutes ses parties l’ordre de la justice ; plusieurs juridictions nouvelles avaient été créées, une multitude d’autres abolies, toutes les règles de la compétence changées. Or, en France, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer ailleurs, le nombre de ceux qui s’occupaient, soit à juger, soit à exécuter les arrêts des juges, était immense. À vrai dire, toute la bourgeoisie tenait de près ou de loin aux tribunaux. L’effet de la loi fut donc de troubler tout à coup des milliers de familles dans leur état et dans leurs biens, et de leur donner une assiette nouvelle et précaire. L’édit n’avait guère moins incommodé les plaideurs, qui, au milieu de cette révolution judiciaire, avaient peine à retrouver la loi qui leur était applicable et le tribunal qui devait les juger.

Mais ce fut surtout la réforme radicale que l’administration proprement dite eut à subir en 1787 qui, après avoir porté le désordre dans les affaires publiques, vint émouvoir chaque citoyen jusque dans sa vie privée.

J’ai dit que, dans les pays d’élection, c’est-à-dire dans près des trois quarts de la France, toute l’administration de la généralité était livrée à un seul homme, l’intendant, lequel agissait non seulement sans contrôle, mais sans conseil.

En 1787, on plaça à côté de cet intendant une assemblée provinciale qui devint le véritable administrateur du pays. Dans chaque village, un corps municipal élu prit également la place des anciennes assemblées de paroisse, et dans la plupart des cas, du syndic.

Une législation si contraire à celle qui l’avait précédée, et qui changeait si complètement, non seulement l’ordre des affaires, mais la position relative des hommes, dut être appliquée partout à la fois, et partout à peu près de la même manière, sans aucun égard aux usages antérieurs ni à la situation particulière des provinces ; tant le génie unitaire de la Révolution possédait déjà ce vieux gouvernement que la Révolution allait abattre.

On vit bien alors la part que prend l’habitude dans le jeu des institutions politiques, et comment les hommes se tirent plus aisément d’affaire avec des lois obscures et compliquées, dont ils ont depuis longtemps la pratique, qu’avec une législation plus simple qui leur est nouvelle.

Il y avait en France, sous l’ancien régime, toutes sortes de pouvoirs, qui variaient à l’infini, suivant les provinces, et dont aucun n’avait de limites fixes et bien connues, de telle sorte que le champ d’action de chacun d’eux était toujours commun à plusieurs autres. Cependant on avait fini par établir un ordre régulier et assez facile dans les affaires ; tandis que les nouveau pouvoirs, qui étaient en plus petit nombre, soigneusement limités et semblables entre eux, se rencontrèrent et s’enchevêtrèrent aussitôt les uns dans les autres au milieu de la plus grande confusion, et souvent se réduisirent mutuellement à l’impuissance.

La loi nouvelle renfermait d’ailleurs un grand vice, qui seul eût suffit, surtout au début, pour en rendre l’exécution difficile : tous les pouvoirs qu’elle créait étaient collectifs.

Sous l’ancienne monarchie, on n’avait jamais connu que deux façons d’administrer : dans les lieux où l’administration était confiée à un seul homme, celui-ci agissait sans le concours d’aucune assemblée ; là où il existait des assemblées, comme dans les pays d’états ou dans les villes, la puissance exécutive n’était confiée à personne en particulier ; l’assemblée non seulement gouvernait et surveillait l’administration, mais administrait par elle-même ou par des commissions temporaires qu’elle nommait.

Comme on ne connaissait que ces deux manières d’agir, dès qu’on abandonna l’une, on adopta l’autre. Il est assez étrange que, dans le sein d’une société si éclairée, et où l’administration publique jouait déjà depuis longtemps un si grand rôle, on ne se fût jamais avisé de réunir les deux systèmes, et de distinguer, sans les disjoindre, le pouvoir qui doit exécuter de celui qui doit surveiller et prescrire. Cette idée, qui paraît si simple, ne vint point ; elle n’a été trouvée que dans ce siècle. C’est pour ainsi dire la seule grande découverte en matière d’administration publique qui nous soit propre. Nous verrons la suite qu’eut la pratique contraire, quand, transportant dans la politique les habitudes administratives, et obéissant à la tradition de l’ancien régime tout en détestant celui-ci, on appliqua dans la Convention nationale le système que les états provinciaux et les petites municipalités des villes avaient suivi, et comment de ce qui n’avait été jusque-là qu’une cause d’embarras dans les affaires, on fit sortir tout à coup la Terreur.

Les assemblées provinciales de 1787 reçurent donc le droit d’administrer elles-mêmes, dans la plupart des circonstances où, jusque-là, l’intendant avait seul agi ; elles furent chargées, sous l’autorité du gouvernement central, d’asseoir la taille et d’en surveiller la perception, d’arrêter quels devaient être les travaux publics à entreprendre et de les faire exécuter. Elles eurent sous leurs ordres immédiats tous les agents des Ponts et chaussées, depuis l’inspecteur jusqu’au piqueur des travaux. Elles durent leur prescrire ce qu’elles jugeaient convenable, rendre compte du service de ces agents au ministre, et proposer à celui-ci les gratifications qu’ils méritaient. La tutelle des communes fut presque remise entièrement à ces assemblées : elles durent juger en premier ressort la plus grande partie des affaires contentieuses, qui étaient portées jusque-là devant l’intendant, etc. ; fonctions dont plusieurs convenaient mal à un pouvoir collectif et irresponsable et qui, d’ailleurs, allaient être exercées par des gens qui administraient pour la première fois.

Ce qui acheva de tout brouiller fut qu’en réduisant ainsi l’intendant à l’impuissance, on le laissa néanmoins substituer.

Après lui avoir ôté le droit absolu de tout faire, on lui imposa le devoir d’aider et de surveiller ce que l’assemblée ferait ; comme si un fonctionnaire déchu pouvait jamais entrer dans l’esprit de la législation qui le dépossède et en faciliter la pratique !

Ce qu’on avait fait pour l’intendant, on le fit pour son subdélégué.

À côté de lui, et à la place qu’il venait d’occuper, on plaça une assemblée d’arrondissement qui dut agir sous la direction de l’assemblée provinciale et d’après des principes analogues.

Tout ce qu’on connaît des actes des assemblées provinciales créées en 1787, et leurs procès-verbaux mêmes, apprennent qu’aussitôt après leur naissance elles entrèrent en guerre sourde et souvent ouverte avec les intendants, ceux-ci n’employant l’expérience supérieure qu’ils avaient acquise qu’à gêner les mouvements de leurs successeurs. Ici, c’est une assemblée qui se plaint de ne pouvoir arracher qu’avec effort des mains de l’intendant les pièces qui lui sont le plus nécessaires. Ailleurs, c’est l’intendant qui accuse les membres de l’assemblée de vouloir usurper des attributions que les édits, dit-il, lui ont laissées. Il en appelle au ministre, qui souvent ne répond rien ou doute ; car la matière lui est aussi nouvelle et aussi obscure qu’à tous les autres. Parfois l’assemblée délibère que l’intendant n’a pas bien administré, que les chemins qu’il a fait construire sont mal tracés ou mal entretenus ; il a laissé ruiner des communautés dont il était le tuteur. Souvent, ces assemblées hésitent au milieu des obscurités d’une législation si peu connue ; elles s’envoient au loin consulter les unes les autres et se font parvenir sans cesse des avis. L’intendant d’Auch prétend qu’il peut s’opposer à la volonté de l’assemblée provinciale qui avait autorisé une commune à s’imposer ; l’assemblée affirme qu’en cette matière, l’intendant n’a plus désormais que des avis, et non des ordres à donner, et elle demande à l’assemblée provinciale de l’Île-de-France ce qu’elle en pense.

Au milieu de ces récriminations et de ces consultations, la marche de l’administration se ralentit souvent et quelquefois s’arrête : la vie publique est alors comme suspendue. « La stagnation des affaires est complète », dit l’assemblée provinciale de Lorraine, qui n’est en cela que l’écho de plusieurs autres ; « tous les bons citoyens s’en affligent ».

D’autres fois, c’est par excès d’activité et de confiance en elle-même que pèchent ces nouvelles administrations ; elles sont toutes remplies d’un zèle inquiet et perturbateur qui les porte à vouloir changer tout à coup les anciennes méthodes et corriger à la hâte les plus vieux abus. Sous prétexte que désormais, c’est à elles à exercer la tutelle des villes, elles entreprennent de gérer elles-mêmes les affaires communales ; en un mot, elles achèvent de tout confondre en voulant tout améliorer.

Si l’on veut bien considérer maintenant la place immense qu’occupait déjà depuis longtemps en France l’administration publique, la multitude des intérêts auxquels elle touchait chaque jour, tout ce qui dépendait d’elle ou avait besoin de son concours ; si l’on songe que c’était déjà sur elle plus que sur eux-mêmes que les particuliers comptaient pour faire réussir leurs propres affaires, favoriser leur industrie, assurer leurs subsistance, tracer et entretenir leurs chemins, préserver leur tranquillité et garantir leur bien-être, on aura une idée du nombre infini de gens qui durent se trouver personnellement atteints du mal dont elle souffrait.

Mais ce fut surtout dans les villages que les vices de la nouvelle organisation se firent sentir ; là elle ne troubla pas seulement l’ordre des pouvoirs, elle changea tout à coup la position relative des hommes et mit en présence et en conflit toutes les classes.

Lorsque Turgot, en 1775, proposa au roi de réformer l’administration des campagnes, le plus grand embarras qu’il rencontra, c’est lui-même qui nous l’apprend, vint de l’inégale répartition des impôts ; car, comment faire agir en commun et délibérer ensemble sur les affaires de la paroisse, dont les principales sont l’assiette, la levée et l’emploi des taxes, des gens qui ne sont pas tous assujettis à les payer de la même manière, et dont quelques-uns sont entièrement soustraits à leurs charges ?

Chaque paroisse contenait des gentilshommes et des ecclésiastiques qui ne payaient point la taille, des paysans qui en étaient en partie ou en totalité exempts, et d’autres qui l’acquittaient tout entière. C’était comme trois paroisses distinctes, dont chacune eût demande une administration à part. La difficulté était insoluble.

Nulle part, en effet, la distinction d’impôts n’était plus visible que dans les campagnes ; nulle part, la population n’y était mieux divisée en groupes différents et souvent ennemis les uns des autres. Pour arriver à donner aux villages une administration collective et un petit gouvernement libre, il eût fallu d’abord y assujettir tout le monde aux mêmes impôts, et y diminuer la distance qui séparait les classes.

Ce n’est point ainsi qu’on s’y prit lorsqu’on entreprit enfin cette réforme en 1787. Dans l’intérieur de la paroisse, on maintint l’ancienne séparation des ordres et l’inégalité en fait d’impôts qui en étaient le principal signe, et néanmoins on y livra toute l’administration à des corps électifs. Cela conduisit sur-le-champ aux conséquences les plus singulières.

S’agit-il de l’assemblée électorale qui devait choisir les officiers municipaux : le curé et le seigneur ne purent y paraître ; ils appartenaient, disait-on, à l’ordre de la noblesse et à celui du clergé ; or c’était, ici, principalement le tiers état qui avait à élire ses représentants.

Le conseil municipal une fois élu, le curé et le seigneur en étaient, au contraire, membres de droit ; car il n’eût pas semblé séant de rendre entièrement étrangers au gouvernement de la paroisse deux habitants si notables. Le seigneur présidait même ces conseillers municipaux qu’il n’avait pas contribué à élire, mais il ne fallait pas qu’il s’ingérât dans la plupart de leurs actes. Quand on procédait à l’assiette et à la répartition de la taille, par exemple, le curé et le seigneur ne pouvaient pas voter. N’étaient-ils pas tous deux exempts de cet impôt ? De son côté, le conseil municipal n’avait rien à voir à leur capitation ; elle continuait à être réglée par l’intendant, d’après des formes particulières.

De peur que ce président, ainsi isolé du corps qu’il était censé diriger, n’y exerçât encore indirectement une influence contraire à l’intérêt de l’ordre dont il ne faisait pas partie, on demanda que les voix de ses fermiers n’y comptassent pas ; et les assemblées provinciales, consultées sur ce point, trouvèrent cette réclamation fort juste et tout à fait conforme aux principes. Les autres gentilshommes qui habitaient la paroisse ne pouvaient entrer dans ce même corps municipal roturier, à moins qu’ils ne fussent élus par les pays, et alors, comme le règlement a soin de le faire remarquer, ils n’avaient plus le droit d’y représenter que le tiers état.

Le seigneur ne paraissait donc là que pour y être entièrement soumis à ses anciens sujets, devenus tout à coup ses maîtres ; il y était leur prisonnier plutôt que leur chef. En rassemblant ces hommes de cette manière, il semblait qu’on eût eu pour but moins de les rapprocher que de leur faire voir plus distinctement en quoi ils différaient et combien leurs intérêts étaient contraires.

Le syndic était-il encore ce fonctionnaire discrédité dont on n’exerçait les fonctions que par contrainte, ou bien sa condition s’était-elle relevée avec la communauté dont il restait le principal agent ? Nul ne le savait précisément. Je trouve en 1788 la lettre d’un certain huissier de village qui s’indigne qu’on l’ait élu pour remplir les fonctions de syndic. « Cela, dit-il, est contraire à tous les privilèges de sa charge. » Le contrôleur général répond qu’il faut rectifier les idées de ce particulier « et lui faire comprendre qu’il devrait tenir à honneur d’être choisi par ses concitoyens, et que d’ailleurs les nouveaux syndics ne ressembleront point aux fonctionnaires qui portaient jusque-là le même nom, et qu’ils doivent compter sur plus d’égards de la part du gouvernement ».

D’autre part, on voit des habitants considérables de la paroisse, et même des gentilshommes, qui se rapprochent tout à coup des paysans, quand ceux-ci deviennent une puissance. Le seigneur haut justicier des environs de Paris se plaint de ce que l’édit l’empêche de prendre part, même comme simple habitant, aux opérations de l’assemblée paroissiale. D’autres consentent, disent-ils,

« par dévouement pour le bien public », à remplir même les fonctions de syndic ».

C’était trop tard. Â mesure que les hommes des classes riches s’avancent ainsi vers le peuple des campagnes et s’efforcent de se mêler avec lui, celui-ci se retire dans l’isolement qu’on lui avait fait et s’y défend. On rencontre des assemblées municipales de paroisses qui se refusent à recevoir dans leur sein le seigneur ; d’autres font toute sorte de chicanes avant d’admettre les roturiers même quand ils sont riches. « Nous sommes instruits, dit l’assemblée provinciale de Basse Normandie, que plusieurs assemblées municipales ont refusé d’admettre dans leur sein les propriétaires roturiers de la paroisse qui n’y sont pas domiciliés, bien qu’il ne soit pas douteux que ceux-ci ont droit d’en faire partie.

D’autres assemblées ont même refusé d’admettre les fermiers qui n’avaient pas de propriétés sur leur territoire. »

Ainsi donc, tout était déjà nouveauté, obscurité, conflit dans les lois secondaires, avant même qu’on eût encore touché aux lois principales qui réglaient le gouvernement de l’État. Ce qui en restait debout était ébranlé, et il n’existait pour ainsi dire plus un seul règlement dont le pouvoir central lui-même n’eût annoncé l’abolition ou la modification prochaine.

Cette rénovation soudaine et immense de toutes les règles et de toutes les habitudes administratives qui précéda chez nous la révolution politique, et dont on parle aujourd’hui à peine, était déjà pourtant l’une des plus grandes perturbations qui se soient jamais rencontrées dans l’Histoire d’un grand peuple. Cette première révolution exerça une influence prodigieuse sur la seconde, et fit de celle-ci un événement différent de tous ceux de la même espèce qui avaient eu lieu jusque-là dans le monde, ou de ceux qui y ont eu lieu depuis.

La première révolution d’Angleterre, qui bouleversa toute la constitution politique de ce pays et y abolit jusqu’à la royauté, ne toucha que fort superficiellement aux lois secondaires et ne changea presque rien aux coutumes et aux usages. La justice et l’administration gardèrent leurs formes et suivirent les mêmes errements que par le passé. Au plus fort de la guerre civile, les douze juges d’Angleterre continuèrent, dit-on, à faire deux fois l’an la tournée des assises. Tout ne fut donc pas agité à la fois. La révolution se trouva circonscrite dans ses effets, et la société anglaise, quoique remuée à son sommet, resta ferme dans son assiette.

Nous avons vu nous-mêmes en France, depuis 89, plusieurs révolutions qui ont changé de fond en comble toute la structure du gouvernement.

La plupart ont été très soudaines et se sont accomplies par la force, en violation ouverte des lois existantes. Néanmoins, le désordre qu’elles ont fait naître n’a jamais été ni long ni général ; à peine ont-elles été ressenties par la plus grande partie de la nation, quelquefois à peine aperçues.

C’est que, depuis 89, la constitution administrative est toujours restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques. On changeait la personne du prince ou les formes du pouvoir central, mais le cours journalier des affaires n’était ni interrompu, ni troublé ; chacun continuait à rester soumis, dans les petites affaires qui l’intéressaient particulièrement, aux règles et aux usages qu’il connaissait ; il dépendait des pouvoirs secondaires auxquels il avait toujours eu l’habitude de s’adresser, et d’ordinaire il avait affaire aux mêmes agents ; car, si à chaque révolution l’administration était décapitée, son corps restait intact et vivant ; les mêmes fonctions étaient exercées par les mêmes fonctionnaires ; ceux-ci transportaient à travers la diversité des lois politiques, leur esprit et leur pratique. Ils jugeaient et ils administraient au nom du roi, ensuite au nom de la République, enfin au nom de l’empereur.

Puis, la fortune faisait refaire à sa roue le même tour, ils recommençaient à administrer et à juger pour le roi, pour la République et pour l’empereur, toujours les mêmes et de même ; car que leur importait le nom du maître ? Leur affaire était moins d’être citoyens que bons administrateurs et bons juges.

Dès que la première secousse était passée, il semblait donc que rien n’eût bougé dans le pays.

Au moment où la Révolution éclata, cette partie du gouvernement qui, quoique subordonnée, se fait sentir tous les jours à chaque citoyen et influe de la manière la plus continue et la plus efficace sur son bien-être, venait d’être entièrement bouleversée : l’administration publique avait changé tout à coup tous ses agents et renouvelé toutes ses maximes. L’État n’avait pas paru d’abord recevoir de cette immense réforme un grand choc ; mais tous les Français en avaient ressenti une petite commotion particulière.

Chacun s’était trouvé ébranlé dans sa condition, troublé dans ses habitudes ou gêné dans son industrie. Un certain ordre régulier continuait à régner dans les affaires les plus importantes et les plus générales, que personne ne savait déjà plus ni à qui obéir, ni à qui s’adresser, ni comment se conduire dans les moindres et les particulières qui forment le train journalier de la vie sociale.

La nation n’étant plus d’aplomb dans aucune de ses parties, un dernier coup put donc la mettre tout entière en branle et produire le plus vaste bouleversement et la plus effroyable confusion qui furent jamais.

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