La politique commune de l’énergie et l’Union de l’énergie

Modifié par Julien Lenoir le 27 septembre 2018

Par BAUBY Pierre, président de RAP (Reconstruire l’action publique), membre du Conseil scientifique d’Europa et Mihaela M. Similie (Popa), chercheur
Dernière mise à jour : janvier 2017

1. Les origines

Dès 1951, l’énergie a été au cœur du premier traité d’intégration européenne, qui institue la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et dès 1953 (cinq ans plus tôt que prévus par le traité) du marché commun de l’acier et du charbon. Le charbon était alors la forme d’énergie dominante, la clé de la reconstruction d’après-guerre. La coopération dans le domaine du charbon est apparue être un élément majeur pour le développement économique comme pour établir la paix entre la France, l’Allemagne, l’Italie et les pays du Benelux.

On retrouve une composante énergétique en 1957 dans le traité Euratom signé à Rome entre les mêmes six Etats fondateurs de la CEE, pour développer une coopération en matière d’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Par contre, l’énergie est absente de l’autre traité de Rome qui institue la Communauté économique européenne. C’est avec la montée en puissance des hydrocarbures à la place du charbon et surtout depuis la crise pétrolière de 1973, qu’ont été développées différentes tentatives de promouvoir une politique énergétique commune, mais il faudra attendre 2009 pour qu’elle soit intégrée comme politique commune avec la mise en vigueur du traité de Lisbonne.

Ce long délai a tenu à des réalités structurelles essentielles : selon les pays, les ressources en énergie primaire sont abondantes ou rares, les besoins sont très différents en fonction des situations géographiques, économiques ou climatiques ; certains ont été structurellement exportateurs, comme l’Allemagne, alors que d’autres étaient majoritairement importateurs, telle la France. Les intérêts opposés des uns et des autres expliquent pourquoi de 1957 à 2009, la politique énergétique est restée du domaine de compétence de chaque Etat membre.

A partir de l’Acte unique de 1986, les institutions européennes ont cependant développé un processus d’européanisation de l’électricité et du gaz pour mettre en œuvre les quatre grandes libertés de circulation du « marché unique » (des personnes, des marchandises, des services et des capitaux), construisant un marché intérieur de l’électricité et un marché intérieur du gaz, fondés sur l’élimination progressive des obstacles aux échanges, ainsi que sur l’amélioration de l’efficacité des systèmes énergétiques, mais sans définir de politique énergétique commune ni d’objectifs européens en matière de solidarité et de cohésion, même si le traité de Maastricht permettait à la Communauté de prendre « des mesures dans les domaines de l'énergie » (art. 3(t)TCE) et de contribuer à l’établissement et au développement des réseaux transeuropéens y compris dans le secteur de l’énergie (art. 129B§1 TCE).

Cette stratégie a débouché depuis 1990 sur une série de « paquets marché intérieur » consacrés pour l’essentiel à l’électricité et au gaz naturel, ouvrant progressivement ces secteurs à la concurrence, séparant les gestionnaires de réseaux de transport, puis de distribution et renforçant leur coopération, séparant la production et la commercialisation, renforçant les droits des consommateurs, mettant en place des autorités de régulation (en France, la Commission de régulation de l’électricité, puis de l’énergie) et une Agence européenne de coopération des régulateurs nationaux de l’énergie, tout en reconnaissant la possibilité de définir des obligations de service public [pour l’électricité directives 96/92, 2003/54, 2009/72].

Parallèlement, une série de textes ont été adoptés pour renforcer l’efficacité énergétique par l’amélioration de la performance énergétique des bâtiments, le développement de l’éco-conception des produits, la promotion de la cogénération, la création du Fonds européen pour la promotion de l’efficacité énergétique dans le secteur public.

En 2009, le paquet énergie-climat a posé des objectifs ambitieux de lutte contre le réchauffement climatique pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et renforcer le système européen d’échange de quotas d’émissions de GES. Ce paquet a été révisé en octobre 2014 pour fixer de nouveaux objectifs.

Aujourd’hui, la situation change progressivement et, dans quelques années, tous les États européens vont devenir importateurs d’énergie primaire et d’autant plus dépendants de l’extérieur que les pays fournisseurs sont constitués en oligopoles, voire en cartels. Ce processus de convergence des situations a amené à définir dans le traité de Lisbonne pour la première fois l’énergie comme objet d’une politique commune et d’une compétence partagée entre l’UE et les États membres. D’autant que le début des années 2010 est marqué par une série de retournements :

  • la consommation d’électricité, qui avait augmenté fortement pendant les « trente glorieuses », a connu une croissance ralentie depuis les années 1970 ; elle est aujourd’hui quasi-nulle et sa déduction semble programmée pour les prochaines décennies ;
  • l’abaissement régulier des coûts de production de l’électricité avec l’augmentation de la taille des centrales de production, qui avait structuré le développement des grands systèmes intégrés et centralisés production-transport-distribution fait place à la compétitivité de la production décentralisée, en particulier des énergies renouvelables ;
  • les énergies « nouvelles » et décarbonnées en fort développement relèvent de plus en plus du « micro », du « territorial », du « décentralisé », même si elles se conjuguent avec le maintien – et la redéfinition - de réseaux interconnectés, permettant d’assurer souplesse et continuité.

2. Les objectifs

Le traité de Lisbonne en vigueur depuis le 1er décembre 2009 introduit l’énergie comme nouvelle politique commune de l’Union européenne (titre XXI, art. 194 TFUE) et fixent ses objectifs :

TITRE XXI ENERGIE 

Article 194

1. Dans le cadre de l'établissement ou du fonctionnement du marché intérieur et en tenant compte de l'exigence de préserver et d'améliorer l'environnement, la politique de l'Union dans le domaine de l'énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres :

a) à assurer le fonctionnement du marché de l'énergie ;

b) à assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique dans l'Union ;

c) à promouvoir l'efficacité énergétique et les économies d'énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables; et

d) à promouvoir l'interconnexion des réseaux énergétiques.

2. Sans préjudice de l'application d'autres dispositions des traités, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, établissent les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs visés au paragraphe 1. Ces mesures sont adoptées après consultation du Comité économique et social et du Comité des régions.

Elles n'affectent pas le droit d'un État membre de déterminer les conditions d'exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d'énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique, sans préjudice de l'article 192, paragraphe 2, point c).

3. Par dérogation au paragraphe 2, le Conseil, statuant conformément à une procédure législative spéciale, à l'unanimité et après consultation du Parlement européen, établit les mesures qui y sont visées lorsqu'elles sont essentiellement de nature fiscale.

Le traité CECA a été conclu pour une durée de 50 ans. A son expiration, le 23 juillet 2002, le charbon et l’acier relèvent des dispositions du traité communautaire (cf. traité de Nice). Le traité EURATOM a été conclu pour une durée illimitée et conserve une personnalité distincte.

3. La situation actuelle et les principaux moyens d’action

Le traité de Lisbonne définit un partage des compétences entre l’Union européenne et les Etats membres, qui conservent des prérogatives essentielles, en particulier pour définir leur « mix énergétique » (cf. art. 194§2(2) et art. 192§2 TFUE, qui prévoit l’unanimité pour « les mesures affectant sensiblement le choix d'un État membre entre différentes sources d'énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique »).

Le processus d’européanisation du secteur de l’énergie est engagé sur une nouvelle voie, mais les obstacles restent nombreux. Pour tenter de les surmonter, les institutions européennes ont mis en avant une nouvelle communication autour de l’objectif d’« Union de l’énergie », visant à garantir aux citoyens et aux entreprises de l'UE une énergie sûre et respectueuse de l'environnement, à un prix abordable.

La Commission européenne en a défini le 25 février 2015 les cinq objectifs clés :

1/ Sécurité d’approvisionnement

  • relance de la stratégie de sécurité énergétique de l’UE [COM(2014) 330]
  • réduction de la dépendance énergétique de l’UE à l’égard de l’extérieur (l’UE importe 53% de l’énergie qu’elle consomme pour un coût journalier de 1 milliard d’euros ; les importations d’énergie représentent plus de 20% du total des importations : 90% du pétrole, 66% de son gaz naturel, 42% du charbon et autres combustibles solides, 40% de l’uranium et des carburants nucléaires)
  • utilisation plus efficace des sources d’énergie domestiques
  • diversification des énergies et des sources d’approvisionnement

2/ Marché intérieur de l’énergie

  • libre circulation de l’énergie dans l’UE y compris par l’élimination des barrières techniques ou réglementaires pour permettre la libre concurrence des fournisseurs et les meilleurs tarifs et pour réaliser le potentiel européen en matière d’énergies renouvelables

3/ Efficacité énergétique

  • réduction de la pollution
    • réduction des ventes nationales de 1,5% par an
    • adoption des Plans d’action nationaux d’efficacité énergétique 
    • rénovation énergétique d’au moins 3% des bâtiments publics ; certification énergétique des bâtiments ; réduction de la consommation d’énergie par les nouveaux bâtiments
    • investissements dans des compteurs intelligents d’électricité et gaz
    • protection des droits des consommateurs : accès facile, gratuit et en temps réel à la consommation d’énergie, y compris historique
    • standards minimum d’efficacité énergétique d’une série de produits
  • préservation des sources d’énergie domestiques
  • diminution des importations d’énergie

4/ Réduction des émissions de gaz à effet de serre

  • 1ère étape : d’ici 2030, réduction d’au moins 40% des émissions
  • 2ème étape : renouvellement du système européen d’échange de quotas d’émissions et investissements dans le développement des sources d’énergie renouvelables
  • Au moins 20% du budget 2014-2020 de l’UE de 960 milliards euros orienté vers la protection du climat

5/ Recherche et innovation dans le domaine énergétique

  • progrès technologique : énergies alternatives, réduction de la consommation d’énergie

Une Union de l’énergie inarticulée

L’Union de l’énergie telle qu’elle est définie est confrontée au partage de compétences entre l’UE et les Etats membres dont le traité de Lisbonne rend compte. C’est ainsi qu’elle doit comporter un « processus de gouvernance et de contrôle intégré », pour garantir que les actions menées aux échelons européen, régional, national et local contribuent toutes aux objectifs ; viser à renforcer la cohérence des politiques afin de donner des orientations aux investisseurs, tout en leur apportant une sécurité à long terme ; susciter un dialogue sur l'énergie avec les parties prenantes afin d'éclairer l'élaboration des politiques et de soutenir un engagement actif dans la gestion de la transition énergétique. Mais les Etats membres conservent leurs pouvoirs de décision en matière d'exploitation de leurs ressources énergétiques, de choix entre les différentes sources d'énergie et de structure générale de leur approvisionnement énergétique. Comment mener de front ces deux dimensions ?

La Commission européenne a publié le 30 novembre 2016 un nouveau « paquet énergie », qui se veut très ambitieux. Comportant pas moins de 89 documents et plus de 4700 pages, ce paquet intitulé « une énergie propre pour tous les Européens » vise trois grands objectifs : privilégier l'efficacité énergétique, parvenir au premier rang mondial dans le domaine des énergies renouvelables, adopter des mesures équitables pour le consommateur.

La communication « chapeau » de la Commission [COM(2016)860] souligne que « pour atteindre les objectifs que l'UE s'est fixés en matière de climat et d'énergie à l'horizon 2030, il faudra investir quelque 379 milliards d'EUR chaque année sur la période 2020-2030, principalement dans l'efficacité énergétique, les sources d'énergie renouvelables et les infrastructures ». Comment mobiliser de telles ressources, la question n’est pas abordée.

Les propositions sont ambitieuses, mais leur mise en œuvre supposerait une mobilisation convergente de tous les acteurs concernés. En matière d’efficacité énergétique, la Commission propose « un objectif contraignant à l'échelle de l'UE de 30% d'ici 2030 », avec toute une série de mesures concernant les bâtiments, les transports, les industries énergivores, l’écoconception et l’étiquetage énergétique. Pour ce qui concerne les énergies renouvelables l’« objectif minimal contraignant au niveau de l’UE » est qu’elles représentent au moins 27% de la consommation énergétique de l’UE à l’horizon 2030 ; mais « cela ne se traduira pas par des objectifs contraignants sur le plan national ». Il n’y a pas d’articulation entre ces objectifs.

La Commission propose de réformer le marché de l’énergie pour « donner au consommateur les moyens d’être davantage maître de ses choix en matière d’énergie ». Le passage d’un système centralisé de production d'énergie classique à des marchés intelligents et interconnectés, doit permettre, selon la Commission, aux consommateurs de produire leur propre énergie, de la stocker, de la partager, de la consommer ou de la vendre sur le marché. C’est le mythe du « consommateur rationnel, avisé et responsable » qui est censé devenir son propre maître en y consacrant son temps libre et ses loisirs… : « les nouvelles technologies intelligentes permettront aux consommateurs - s'ils le souhaitent - de contrôler et de gérer activement leur consommation d’énergie tout en améliorant leur confort ; ils pourront participer plus facilement au système énergétique et réagir aux signaux de prix ».

La Commission souligne que la précarité énergétique est un problème majeur dans l’ensemble de l’UE et propose une nouvelle approche qui prévoit d’aider les États membres à réduire les coûts de l’énergie pour les consommateurs en soutenant les investissements en faveur de l'efficacité énergétique. En outre, « conformément à ses efforts visant à responsabiliser et à protéger les consommateurs, la Commission propose de mettre en place certaines garanties procédurales avant que la fourniture d'énergie à un consommateur ne puisse être coupée ». Mais la responsabilité est renvoyée aux Etats, qui dans le cadre du processus de gouvernance de l’union de l’énergie, « seront tenus d'assurer un suivi et de faire rapport sur la précarité énergétique, tandis que la Commission facilitera l’échange de meilleures pratiques ».

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Après un siècle de centralisation progressive des systèmes électriques dans tous les pays européens, les mutations technologiques et économiques, l’importance accordée à la protection de l’environnement et à la lutte contre le changement climatique, les aspirations des utilisateurs à une maîtrise de leur énergie convergent pour ouvrir une nouvelle période de l’histoire des systèmes énergétiques, avec une réelle décentralisation, des compétences croissantes des acteurs locaux en matière de définition, d’organisation, de fonctionnement, de pilotage, d’adaptation aux spécificités territoriales…

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