Les politique budgétaire, fiscale et de redistribution des revenus

Modifié par Julien Lenoir le 27 septembre 2018

Par Philippe Frouté

Dernière mise à jour : juillet 2018

Cette fiche se base essentiellement sur l’ouvrage d’où est issu la citation liminaire, Les politiques budgétaires dans la crise. Il s’agit, à notre connaissance, de la synthèse actuelle la plus complète des questions de politiques budgétaires et d’analyse économique des finances publiques en langue française. Les auteurs ont reçu le prix Turgot du meilleur livre d’économie financière dans la catégorie ouvrage collectif en 2014.

« Traditionnellement, la politique budgétaire était abordée comme un des deux instruments aux côtés de la politique monétaire, à la disposition des autorités publiques pour mettre en œuvre leurs décisions de politique économique. La crise [de 2008] n’a pas effacé cette approche mais elle a rendu l’analyse plus compliquée du fait de la multiplication des interdépendances entre les variables macroéconomiques et entre ces dernières et les variables financières. Parallèlement, elle a nécessité une meilleure prise en compte des comportements individuels réagissant aux multiples stimulations données par la fiscalité et les dépenses publiques1. »

Deux objectifs principaux sont attribués à la politique budgétaire : la stabilisation macroéconomique et l’optimisation de la croissance potentielle. La première partie de cette fiche présentera les arbitrages liés à ces différentes questions ainsi que la nouvelle gouvernance budgétaire européenne issue de la crise de 2008 (section 1). La politique budgétaire intervient aussi par le biais de la politique fiscale qui poursuit plusieurs objectifs parfois contradictoires : la recherche d’un système optimal pour la croissance et la correction des inégalités par la redistribution. La deuxième partie de cette fiche se concentrera sur les débats relatifs à la politique fiscale (section 2) tandis que la troisième partie traitera de la redistribution (section 3).

1 La politique budgétaire

La politique budgétaire est à la fois un instrument de stabilisation économique (section 1.1) et un outil d’optimisation de la croissance potentielle (section 1.2). La gouvernance des politiques budgétaires en Europe a profondément été modifiée suite à la crise (section 1.3).

1.1 Les politiques budgétaires de stabilisation

La capacité de stabilisation des politiques budgétaires se mesure à travers deux indicateurs principaux, le multiplicateur budgétaire (section 1.1.1) et le solde budgétaire ajusté du cycle (section 1.1.2).

1.1.1 Le multiplicateur budgétaire

L’efficacité des politiques budgétaires de stabilisation est au cœur de débats entre les tenants de l’école keynésienne partisans d’une intervention pour réguler la croissance et les non interventionnistes qualifiés également de non-keynésiens qui jugent l’intervention non efficace.

Pour juger de l’efficacité relative des mesures mises en œuvre et de leur adéquation par rapport à l’objectif poursuivi, il est nécessaire de s’appuyer sur des indicateurs mesurant l’orientation de la politique budgétaire et son impact sur l’économie. La principale mesure d’impact s’opère par le biais de l’évaluation du multiplicateur budgétaire. Il existe différentes méthodes permettant de mesurer cet indicateur. Elles diffèrent par l’horizon de calcul, la catégorie de modèles utilisée, le caractère anticipé ou non du choc budgétaire envisagé etc.

Le mécanisme du multiplicateur envisagé initialement par Keynes repose sur l’idée que la stimulation budgétaire va générer un accroissement de la production globale par le biais d’une consommation additionnelle qui engendre elle-même de nouveaux débouchés pour les entreprises. L’effet multiplicateur intègre donc à la fois l’effet direct de la hausse des dépenses publiques sur l’activité et les effets indirects liés à la circulation du choc budgétaire dans le système économique.

Néanmoins de nombreux facteurs peuvent limiter la taille de l’effet multiplicateur :

  • Les « fuites » par l’extérieur avec la hausse des importations.
  • Les entreprises peuvent ne pas disposer suffisamment de capacités de production inemployées pour être en mesure de réagir à l’augmentation de la demande anticipée.
  • Les ménages peuvent également ne pas être sensibles à la relance budgétaire. Ainsi, Robert Barro estime que si les ménages se comportent de manière rationnelle, une hausse des dépenses publiques financée par la hausse du déficit publique n’induira pas une hausse de la consommation car les agents vont anticiper les futurs remboursements et épargner dès aujourd’hui pour lisser leur consommation intertemporelle. L’effet de la relance s’en trouve annulée. Robert Barro nomme cet effet l’équivalence ricardienne.
  • Le système financier dans son ensemble peut ne pas être en mesure d’apporter des financements aux ménages et aux entreprises tout en finançant la hausse des déficits publics. Cet effet d’éviction sur l’emprunt privé peut être favorisé par ce que l’on appelle la répression financière qui vise à faciliter le placement de la dette publique et qui a été largement à l’œuvre pendant la crise des dettes souveraines européennes.

Les études estiment que le multiplicateur de court terme suite à un choc sur la consommation publique se situe dans une fourchette variant entre 1.1 et 1.5 pour la zone euro (une hausse de 1 point de PIB des dépenses publiques conduit à une hausse du PIB comprise entre 1.1 et 1.5).

1.1.2 Le solde ajusté du cycle

La conduite de la politique budgétaire de court terme nécessite également de disposer d’indicateurs de mesure de son orientation et de son impact ex post. Or l’évolution du solde public dépend à la fois de mesures discrétionnaires adoptées par les administrations publiques et des fluctuations spontanées des recettes et des dépenses publiques découlant de l’évolution des assiettes fiscales et du contexte macroéconomique au cours d’un cycle d’activité. Le solde public peut ainsi se décomposer en un solde conjoncturel qui contient toutes les fluctuations liées au cycle économique, l’évolution de ce solde est essentiellement liée à l’action des stabilisateurs automatiques, et un solde ajusté du cycle qui contient toutes les autres sources de variation du solde et qui mesure en particulier les variations résultant des mesures budgétaires discrétionnaires.

Quand le solde ajusté du cycle se dégrade, la politique budgétaire est réputée expansive, quand il s’améliore, la politique budgétaire est réputée restrictive. Le calcul du solde ajusté du cycle connaît les mêmes difficultés que celui des multiplicateurs.

La plupart des pays avancés sont entrés dans la Grande récession avec des positions budgétaires déjà très dégradées. Cette situation a naturellement limité les marges de manœuvre pour mettre en œuvre une politique budgétaire contracyclique face à la crise.

Tous les pays ont choisi de recourir à des plans de relance budgétaire, le postulat était que l’action des stabilisateurs automatiques ne pouvait suffire compte tenu de la gravité de la récession. L’action contracyclique de la politique budgétaire est passée par trois canaux : les stabilisateurs, les plans de relance et la hausse tendancielle des dépenses publiques, provoquant une explosion des déficits publics à des niveaux jamais vus depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Avec le prolongement de la crise, le déficit conjoncturel ne s’est pas résorbé comme attendu et les estimations du PIB potentiel ont été revues à la baisse. D’après l’OCDE, alors que la croissance potentielle dans la zone euro se situait autour de 1,7% en moyenne entre 2001 et 2007, sur la période 2012-2017, elle ne devait être que de 1%. Cette dégradation augmente mécaniquement la composante structurelle du déficit public.

Parallèlement à sa capacité à stabiliser le cycle économique, la politique budgétaire peut exercer un effet favorable à long terme sur la croissance économique.

1.2 La politique budgétaire et la croissance potentielle

La capacité de la politique budgétaire à accroître le potentiel de croissance est préconisée par les économistes libéraux qui remettent en cause son rôle à court terme (section 1.2.1). Les recommandations des différents courants de l’économie libérale vont influencer la mise en œuvre des règles budgétaires ainsi que le recours à des indicateurs de suivis de la soutenabilité budgétaire (section 1.2.2).

1.2.1 L’impact de la politique budgétaire sur la croissance à long terme

La politique budgétaire peut favoriser la croissance de long terme à travers les différents facteurs déterminant la croissance : la formation du capital, l’emploi et le progrès technique. La politique budgétaire peut exercer ses effets de deux manières : soit de façon directe en ciblant un des facteurs de production, soit de façon indirecte en influençant les décisions des agents économiques. Par exemple, au niveau de la formation du capital, la dépense publique peut prendre la forme d’investissements dans les infrastructures ou la mise en place de dispositifs fiscaux comme des crédits d’impôts. En matière de capital humain, les dépenses publiques d’enseignement et de formation professionnelle s’inscrivent également dans cette perspective. La limite de ce type de politiques est le coût des impôts destinés à les financer.

Sur un plan théorique, la focalisation sur les effets de long terme résulte de la remise en cause de la synthèse keynésienne par les économistes libéraux dans les années 1970.

Ainsi, les monétaristes comme Milton Friedman mettent en avant qu’un financement des dépenses publiques par l’endettement entraîne un effet d’éviction sur la dépense privée sans effet durable sur la croissance. Les nouveaux classiques, Robert Barro et Robert Lucas, ont conforté cette thèse avec l’hypothèse d’anticipations rationnelles. Une augmentation des dépenses publiques financées par l’emprunt laisse la consommation et l’investissement inchangés, les agents anticipant une hausse future de la pression fiscale pour rembourser la dette. Les théoriciens de l’offre, Arthur Laffer et Robert Mundell, établissent une relation entre le niveau de la pression fiscale et celui de la croissance de long terme. Le poids des prélèvements obligatoires contribue à pénaliser le travail à long terme et une réduction de ce poids est le meilleur moyen de renforcer la croissance. Enfin, les économistes de l’école des choix publics comme William Nordhaus et Gordon Tullock mettent en évidence l’opportunisme des gouvernements qui augmentent les dépenses publiques et relancent l’économie avant les échéances électorales afin d’être réélus.

La conclusion partagée par l’ensemble de l’école libérale est qu’il faut placer la formation des anticipations privées au centre de l’analyse. Les impulsions budgétaires de court terme sont inefficaces car les agents économiques optimisent leur comportement en anticipant les inflexions futures des autorités. Les recommandations de politique budgétaire qui découlent de ces postulats sont au nombre de trois :

  1. Il faut promouvoir l’efficacité du secteur public par des mesures appropriées sur la fiscalité ou les dépenses incitant au renforcement de la croissance potentielle.
  2. Il faut donner aux agents privés une parfaite visibilité sur les inflexions à venir de la politique budgétaire afin de constituer un point d’ancrage pour leurs anticipations. Ceci passe par l’instauration de règles budgétaires (voir section 1.3).
  3. Il faut garantir la discipline budgétaire et préserver la soutenabilité des finances publiques (voir section 1.2.2).

1.2.2 La soutenabilité budgétaire

Une politique budgétaire est dite soutenable lorsque l’Etat est à même de respecter sa contrainte budgétaire intertemporelle à un horizon infini, c’est-à-dire de dégager des excédents primaires futurs suffisants pour faire face à la charge de la dette publique actuelle et future sans avoir à modifier sa politique budgétaire.

Une erreur fréquente est la confusion entre les notions de liquidité, de solvabilité et de soutenabilité. Les risques de liquidité et de solvabilité renvoient à des notions de risque immédiat. Le critère de liquidité repose sur la capacité pour un agent à pouvoir honorer ses engagements quand ils viennent à terme. La liquidité mesure si l’Etat a la trésorerie suffisante pour faire face à ses engagements de court terme.

Le critère de solvabilité suppose pour un Etat d’être en mesure de pouvoir couvrir l’ensemble de ses dettes, y compris celles non encore arrivées à échéance, par des flux actualisés de revenus d’un montant au moins égal. Cela signifie qu’il faut être à un instant t dans une situation d’égalité entre les deux parties actualisées d’un bilan.

Les notions de solvabilité et de soutenabilité sont très proches. La notion de soutenabilité revêt un caractère plus prospectif. Il s’agit de décrire les politiques susceptibles de dégager des excédents primaires futurs nécessaires au remboursement des encours de dettes observés. Au-delà de la dimension comptable des flux de revenus, il s’agit d’anticiper l’évolution des paramètres de l’économie, ce qui suppose la réalisation d’un travail de prévision macroéconomique fin.

Cet exercice est réalisé dans le cadre d’un système de gouvernance qui a été profondément renouvelé suite à la crise des dettes souveraines.

1.3 Le renouvèlement de la gouvernance budgétaire

Avec la crise grecque qui débute au printemps 2010, le cadre institutionnel de la zone euro a montré toutes ses limites (section 1.3.1). Cela a obligé à bâtir dans l’urgence une nouvelle gouvernance européenne qui vise à combler les lacunes révélées par la crise (section 1.3.2).

1.3.1 Des insuffisances identifiées bien avant la crise

On peut résumer le cadre institutionnel prévalant avant la crise de la manière suivante. Les politiques budgétaires étaient encadrées par le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) auquel s’ajoutait une clause de non renflouement des dettes souveraines par un autre Etat-membre (no bail-out). La monétisation des dettes était interdite. Le système ne comportait pas de système de surveillance des déséquilibres macroéconomiques. Le PSC imposait une cible de déficit unique, l’équilibre ou l’excédent, commune à tous les pays, indépendamment de leur croissance potentielle et de leur stock de dette initial. Les seuils critiques de déclenchement des procédures de 3% du PIB pour le déficit public et de 60% pour la dette publique n’étant pas fondés économiquement, rendaient l’adhésion des pays à leur respect peu évidente. Le PSC était également, asymétrique dans son application. En effet, rien ne poussait les pays à profiter des phases de conjoncture favorable pour chercher à améliorer leur situation budgétaire. Ainsi, les règles du PSC souffraient d’un manque de crédibilité. Allait-on appliquer des sanctions à des Etats dont les économies étaient défaillantes ?

1.3.2 La nouvelle gouvernance européenne

L’urgence de la crise a conduit à créer des règles budgétaires plus élaborées, à mettre en place de nouveaux instruments de surveillance macroéconomique, le six-pack, à mettre en place un nouveau cadre de suivi de la conformité des budgets nationaux aux engagements européens (semestre européen), à instaurer un nouveau traité (le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance TSCG) codifiant les règles de surveillance et de sanctions de l’UE et de la Zone Euro.

Ce contexte institutionnel poursuit comme objectif non seulement la coordination plus étroites des politiques économiques mais il vise également à détecter plus tôt les signes de dysfonctionnements ou de déséquilibres économiques pour pouvoir les corriger précocement, éviter les crises et contribuer à l’objectif essentiel de l’union économique et monétaire : promouvoir la croissance et l’emploi (voir Fiches 14 et 15).

Composante essentielle des politiques budgétaires, les systèmes fiscaux nationaux sont également confrontés aux conséquences de la crise et à celles de la mondialisation.

2 La politique fiscale

Le rôle de la fiscalité ne se borne pas à trouver des ressources budgétaires. Ainsi, le système fiscal doit permettre de financer les dépenses publiques et répond ainsi à une exigence d’efficacité (section 2.1). La fiscalité a également pour objectif l’orientation des comportements. De plus en plus de réformes sont consacrées à la mise en place d’un système fiscal incitatif (section 2.2).

2.1 Le financement des dépenses publiques

La première fonction de la fiscalité est d’apporter le maximum de ressources possibles aux administrations publiques pour pouvoir financer leur action. Ce critère d’efficacité suppose de déterminer une structure optimale dans la combinaison entre assiette et taux (section 2.1.1). Toutefois, aussi efficace soit-il, un système optimal se doit de prendre en compte le consentement à payer des agents, ne pas être trop complexe et respecter un principe d’équité (2.1.2).

2.1.1 La fiscalité optimale

Les théoriciens de la fiscalité comme Bernard Salanié montrent que toute introduction d’un système fiscal dans une économie est porteuse d’imperfections à travers les distorsions introduites dans le fonctionnement des différents marchés. L’idée est qu’appliquer un taux de taxation modifie le signal véhiculé par les prix. Ainsi taxer un bien en augmentant son prix devrait conduire à réduire la demande pour ce bien et engendrer une diminution de la taille des marchés. Cet effet est connu sous le nom de charge morte de l’impôt ou de coin fiscal. Il dépend fondamentalement de la réaction de la demande par rapport au prix, en d’autres termes de l’élasticité-prix de la demande. Plus cette élasticité sera élevée, plus la charge morte sera forte.

Dès 1927, Franck Ramsey a proposé une règle de taxation optimale basée sur une politique de taux d’imposition inversement proportionnelle à l’élasticité de la demande afin de minimiser le coin fiscal. Ainsi, plus les agents économiques auront une élasticité de la demande par rapport au prix faible, plus un gouvernement pourra pratiquer des taux d’imposition élevés.

L’idée de cette règle repose sur ce que l’on appelle le principe de neutralité de l’impôt. Un impôt neutre est un impôt qui ne modifiera pas le comportement des agents. Ce principe recommande ainsi de réduire le plus possible la part du rendement de l’impôt assis sur les variations de prix. Il faut au contraire privilégier le rendement par les quantités. Il faut privilégier les assiettes plutôt que les taux et taxer les agents captifs qui ne modifieront pas ou ne pourront pas modifier leur comportement. Toutefois, ce principe se heurte aux objectifs d’équité et de redistribution de l’impôt.

2.1.2 Une fiscalité simple et équitable

Si on se limite à l’impératif de rendement de l’impôt, l’optimum fiscal consiste à taxer fortement les biens et services et les facteurs de production dont l’offre et la demande sont peu élastiques (produits de première nécessité, travail peu qualifié). A l’inverse, la fiscalité devrait être allégée pour les facteurs sensibles et fortement mobiles (capital et travail qualifié).

Le respect de la règle de Ramsey peut ainsi conduire à taxer en priorité les catégories de population à faibles revenus qui sont moins mobiles ce qui n’est pas sans poser des problèmes en matière d’équité. Cette problématique conduit à deux types de recommandation qui sont difficilement applicables en même temps sans toutefois s’opposer directement. L’approche keynésienne recommande d’épargner fiscalement les populations aux plus bas revenus pour ne pas creuser les inégalités mais aussi parce que leur propension marginale à consommer est relativement élevée. Il convient donc de ne pas réduire leur capacité de consommation. L’approche libérale qui recommande d’éviter de taxer trop lourdement les agents aux revenus les plus élevés parce qu’ils sont aussi relativement plus mobiles et qu’ils peuvent être à l’origine de délocalisations ou peuvent choisir de réduire leur temps de travail ou leur investissement pour échapper à l’impôt.

Un autre problème soulevé par la règle de Ramsey est qu’en théorie, il conviendrait d’appliquer des taux de taxation différenciés entre les individus en fonction de leur élasticité-prix de la demande individuelle. Ceci contrevient au principe d’égalité de tous devant l’impôt et pose surtout un problème technique de calcul de ces élasticités au niveau individuel. Un système trop complexe peut en outre brouiller le signal envoyé aux agents et induire des comportements sous-optimaux. En effet, l’outil fiscal est également un instrument qui peut orienter le comportement des agents privés en incitant ou désincitant certains comportements.

2.2 La fiscalité incitative

L’outil fiscal peut ainsi être utilisé en tant qu’instrument incitatif pour orienter positivement les comportements des agents privés en faveur de plus de travail ou d’investissement. Un des premiers auteurs à s’être attaché à cette question est Arthur Cecil Pigou (section 2.2.1). L’approche pigouvienne a été complétée par les théories de l’information et les conditions de validité des mécanismes correcteurs proposés par Arthur Cecil Pigou explicités (section 2.2.2). La fiscalité incitative doit aussi s’envisager dans un espace mondialisé de plus en plus ouvert où l’un des enjeux majeurs est de tirer parti de l’ouverture des marchés pour attirer les bases fiscales (section 2.2.3).

2.2.1 La fiscalité pigouvienne

L’approche pigouvienne repose sur la mise en évidence de l’existence de défaillances de marché comme les asymétries d’information, les externalités, ou des situations où certains acteurs possèdent un pouvoir de marché, comme les monopoles (voir Fiche 3). Selon Arthur Cecil Pigou, l’intervention publique est alors légitime pour corriger les décisions individuelles sous-optimales. En cas d’externalités négatives, comme la pollution, la correction consiste à pratiquer une taxe pour aligner le coût social de la pollution (celui subit par la société dans son ensemble) avec la somme des coûts privés individuels liés à l’émission de l’externalité. Le problème principal réside dans l’évaluation du coût social nécessaire à l’évaluation du montant optimal de la taxe. Dans le cas des externalités positives, comme la connaissance et sa diffusion, le problème est celui d’un sous-investissement privé par rapport à l’optimum social. La solution pigouvienne consiste alors à subventionner la production privée. Deux exemples d’une telle politique sont le crédit d’impôt recherche et la politique européenne en faveur de la croissance et de la compétitivité (voir Fiche 15). D’un point de vue théorique, la correction pigouvienne suppose la réalisation d’hypothèses très drastiques qui peuvent rendre la correction défaillante.

2.2.2 Les défaillances de la correction

La première défaillance que nous avons relevée concerne l’estimation de l’écart entre le coût social et la somme des coûts privés. Or la correction pigouvienne revient à dire que l’on peut estimer l’ampleur de l’externalité, ce qui n’est pas sans poser problème. En effet, la notion même d’externalité suppose que le marché, en l’occurrence le système des prix, n’est pas à même de relever la véritable valeur de l’externalité. Arthur Cecil Pigou suppose que la puissance publique peut réaliser cette évaluation et mettre en place la correction appropriée. En d’autres termes , pour que la solution pigouvienne tienne, il faut que l’information publique soit plus efficace que l’information privée.

Dans un article célèbre, « The problem of social cost », Ronald Coase montre que si l’acquisition de l’information s’effectue sans coût, la présence d’externalités ne suffit pas à légitimer l’intervention publique. En effet, si les agents sont correctement informés, ils peuvent négocier directement entre eux. La victime de l’externalité pourra demander à l’agent à l’origine de l’externalité un dédommagement. C’est l’objet du « théorème de Coase » :

Lorsque les coûts de transaction sont nuls et que les droits de propriété sont clairement définis, le libre jeu de la négociation aboutit à un optimum indépendant de l’attribution initiale des droits.

L’intervention publique se justifie donc quand l’acquisition de l’information est difficile pour les agents privés. Si la correction est efficace, le comportement à l’origine de l’externalité est modifié et la justification de l’existence des mesures fiscales disparaît, tout comme les rendements associés. Ainsi, la finalité de la fiscalité incitative n’est pas l’acquisition de ressources mais la correction de comportements sous-optimaux. Elle peut toutefois être également un instrument d’attractivité.

2.2.3 Les politiques fiscales d’attractivité

Les politiques fiscales d’attractivité constituent le miroir de la règle de Ramsey. Il s’agit d’attirer les bases fiscales les plus mobiles : capitaux et bénéfices des entreprises, revenus et patrimoine des ménages. Pour remplir cet objectif, deux stratégies opposées sont envisageables :

  1. La concurrence fiscale agressive qui consiste à se livrer à une compétition à la baisse sur les taux d’imposition pour pouvoir accroître la taille de leur base fiscale (Richard Baldwin et Paul Krugman, 2004). Dans le cas de l’Union européenne les exemples des faibles taux d’imposition sur les entreprises en Irlande ou à Chypre illustrent cette stratégie. Il s’agit d’attirer les capitaux américains dans le premier cas (investissement direct étranger) et russes dans le second.
  2. La concurrence fiscale en bien public qui consiste à attirer les capitaux et les firmes étrangers par la fourniture de biens publics appropriés (Charles Tiebout, 1956 et Wallace Oates, 1972).

Les principales critiques adressées aux politiques d’attractivité portent sur l’absence de transparence et la création de paradis fiscaux. Les récents scandales liés aux wikileaks et les Panama papers ont porté ces critiques sous le feu des projecteurs. Un autre risque est celui d’une redistribution inéquitable et inefficace de la charge fiscale entre les territoires. Il est en effet difficile de concilier une politique d’attractivité fiscale et l’objectif de correction des inégalités.

3 La redistribution des revenus

Les années précédant la crise de 2008 sont caractérisées par une forte montée des inégalités dans le monde. En 2008, dans les pays de l’OCDE, les revenus du dernier décile étaient supérieurs à ceux des plus démunis d’un facteur proche de 9. Cette montée des inégalités semble s’expliquer par les effets de la hausse des patrimoines – dont la distribution est beaucoup plus inégalitaire que les revenus – et les possibilités d’optimisation fiscale accrues du fait de la mondialisation. Michael Kumhof et Romain Rancière, dressant un parallèle avec la crise de 1929 avancent l’idée que la crise de 2008 serait en partie due à cette montée des inégalités. Dès lors, la correction des inégalités à travers une redistribution des revenus efficace constitue un enjeu majeur des politiques budgétaires (section 3.1). Néanmoins, la capacité des politiques budgétaires à opérer efficacement cette redistribution se heurte à des limites difficilement surmontables (section 3.2).

3.1 Les vecteurs d’une redistribution efficace

La redistribution des revenus au sein de la population peut s’opérer par différents canaux (section 3.1.1) qui n’ont pas les mêmes objets ni la même efficacité (section 3.1.2).

3.1.1 Les circuits de la redistribution

En France, le système redistributif peut se décomposer en quatre circuits :

L’assurance sociale (retraite et maladie), les prestations non contributives, la fiscalité et l’ensemble des interventions publiques modifiant le jeu des marchés (services publics notamment).

Il est délicat de mesurer le caractère redistributif des interventions publiques ou même des assurances sociales. Ces dernières n’ont en effet pas pour objet d’opérer une redistribution entre individus différents, mais une redistribution des individus à eux-mêmes dans un autre point du temps (retraite) ou dans un autre état (maladie).

Les analyses privilégient le système « direct » de redistribution que constituent la fiscalité et les prestations non contributives. Toutefois, la fiscalité n’est pas l’outil principal des gouvernements pour opérer la redistribution. Les travaux de l’OCDE montrent que, dans les pays de l’OCDE, ce sont les transferts monétaires (prestations sociales de retraite, maladie et chômage, revenus minimum d’activité, etc.), qui sont l’instrument privilégié comparativement aux impôts, car ils seraient plus efficaces en matière de correction des inégalités.

3.1.2 La mesure de l’efficacité de la redistribution

Ainsi, au niveau de l’OCDE, en moyenne, les trois quarts de la réduction des inégalités résulterait des transferts et seulement un quart s’expliquerait par la fiscalité. Ces deux instruments conjugués permettraient de réduire les inégalités de un tiers et la pauvreté de 60%.

Au niveau macroéconomique, une mesure des capacités redistributives des Etats est le taux de prélèvements obligatoires. En 2017, ce taux s’élevait à 45% pour la France. Cela signifie que sur chaque euro produit par un agent économique, 45 centimes sont prélevés par l’Etat et réorientés vers d’autres agents économiques, ou consacrés au financement de biens ou services consommés collectivement. Aux Etats-Unis ce taux est d’environ 25%. L’erreur fréquente consiste à rapporter le taux de prélèvement obligatoires avec le niveau d’inégalité mesuré par un coefficient de Gini par exemple. En 2015, le coefficient était de 39% aux Etats-Unis contre 29% en France. Plus le coefficient est proche de 0, plus faibles sont les inégalités. Rapportés aux prélèvements obligatoires, la performance des Etats-Unis serait meilleure que la situation française (le ratio s’élevant à 1,56 aux Etats-Unis, contre 0,64 en France).

Ce raisonnement est faux car le concept de prélèvements obligatoires est à relativiser. Ainsi, une large partie des différences entre pays développés résultent du caractère public ou privé des fonctions d’assurance retraites et maladie. En France, les cotisations et les prestations sociales représentent environ 20% du PIB contre 10% seulement aux Etats-Unis. Si on ajoute les contributions des employeurs aux fonds de retraites privés et les contributions des salariés et des employeurs à l’assurance-maladie privée, l’essentiel de l’écart entre les pays européens et les Etats-Unis disparait. Et la performance française en matière de correction des inégalités devient supérieure à celle des Etats-Unis.

A un niveau plus microéconomique, les instruments dominants de la redistribution en France sont les transferts sous condition de ressources dans le bas de la distribution des revenus, et la progressivité de l’impôt sur le revenu dans le haut de la distribution.

Une des premières études menée par le CAE2 en 1998 montre que la redistribution ainsi réalisée en France est substantielle. Pour les 20 % les plus pauvres, l’ensemble des transferts et de la fiscalité directe augmente leur revenu de 70 % ; pour les 20 % les plus riches, la réduction du revenu est de l’ordre de 15 %. Le rapport entre le revenu moyen des 20 % plus riches et celui des 20 % plus pauvres passe ainsi de 7,6 avant impôts et transferts à 3,8 après.

Toutefois, la comparaison internationale réalisée suggère, d’une part, qu’à taux moyen comparable, le pouvoir redistributif des transferts sans contrepartie est plus fort dans certains pays européens, d’autre part, que la redistribution plus faible de la fiscalité en France tient dans une large mesure à l’assiette étroite de l’impôt sur le revenu. Ainsi, il existe des freins à la redistribution susceptible d’obérer fortement l’efficacité des mesures redistributives.

3.2 Les limites de la redistribution

La principale difficulté de la mise en place de politiques redistributives est l’arbitrage avec l’efficacité et la possible existence d’une courbe de Laffer (section 3.2.1). La seconde difficulté concerne l’impact de la fiscalité sur le comportement des agents le long de la courbe des revenus. Une même politique peut ainsi avoir des effets très différents selon les catégories de population (section 3.2.2).

3.2.1 L’existence d’une courbe de Laffer

La courbe de Laffer part de l’idée que passé un certain niveau général de prélèvement obligatoire, une augmentation de la pression fiscale se traduit par des rendements décroissants. Les mécanismes passent d’abord par des désincitations à travailler et à produire pour les agents privés, mais peuvent également être liés au départ des bases fiscales les plus mobiles.

La principale difficulté est de déterminer le seuil au-delà duquel le rendement de l’impôt devient décroissant. Les possibilités accrues d’optimisation ou d’évasion fiscale offertes par la mondialisation tendraient à faire penser que ce seuil est aujourd’hui plus bas. En effet, les plus hauts revenus, souvent mieux informés ou disposant des conseils de fiscalistes, disposent de plus de moyens pour échapper à l’imposition. Toutefois, il n’existe pas de mesure simple adaptée à la diversité du comportement des agents économiques.

3.2.2 L’hétérogénéité des réponses à la fiscalité

Une façon de mesurer les distorsions individuelles est d’examiner les « taux marginaux de prélèvement » qu’entraîne la redistribution, c’est-à-dire la fraction de l’augmentation du revenu confisquée sous forme d’impôt supplémentaire ou de diminution des prestations accordées sous condition de ressources. Un taux marginal élevé est en effet une désincitation à obtenir un revenu supplémentaire par son activité.

En France, les taux marginaux sont relativement élevés aux deux extrémités de la distribution des revenus. À l’extrémité inférieure, cette situation traduit l’existence de « trappes à pauvreté » induites par les prestations sous condition de ressources (RSA, allocation logement, complément familial). À l’extrémité supérieure, les taux marginaux élevés (pour une fraction très faible toutefois des ménages) résultent de la forte progressivité de l’impôt sur le revenu. Cette situation n’est cependant pas particulière à la France, elle se retrouve notamment en Allemagne et au Royaume-Uni.

  1. ^ Bouthevillain C. et al. [2013], Les politiques budgétaires dans la crise, De Boeck, p. 14.
  2. ^ Bourguignon F., [1998], Fiscalité et redistribution, rapport du CAE, La Documentation Française.
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