Par BAUBY Pierre, président de RAP (Reconstruire l’action publique), membre du Conseil scientifique d’Europa et Mihaela M. Similie (Popa), chercheur
Dernière mise à jour : janvier 2017

1. Les origines

Le traité de Rome de 1957 évoque peu les services publics – dénommés services d’intérêt général (SIG), qui seront déclinés en services économiques (SIEG), services non économiques (SNEIG) et services sociaux (SSIG) –, mais toujours comme dérogations aux règles du « marché commun » : l’article 73 [nous utilisons les numéros actuels des articles] autorise les aides correspondant au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public dans les transports et l’article 106 dispose que les entreprises fournissant des SIEG peuvent déroger aux règles de concurrence, si c’est nécessaire pour l’accomplissement de leur mission particulière.

En fait, il a existé pendant 30 ans un consensus entre les Etats membres de l’UE : chacun continuait à définir, organiser et financer ses services publics en fonction de son histoire et de ses traditions nationales.

L’Acte unique de 1986 a ouvert une nouvelle période d’européanisation des services publics, en mettant au cœur du « marché unique » les principes fondamentaux de liberté de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. Les services publics étant caractérisés partout en Europe par des situations de monopole national ou local, ont dû s’ouvrir à la liberté de circulation et des règles dites de « marché intérieur » ont été progressivement définies secteur par secteur, compte tenu des caractéristiques particulières de chacun.

Mais cette libéralisation s’est accompagnée de polarisations économiques (concentrations), sociales (en faveur des catégories les plus solvables), territoriales (sur les zones le plus denses), temporelles (privilégiant le court terme) mettant en cause les objectifs et principes de service public.

L’UE a progressivement défini des missions et obligations de service public ou de service universel de façon à permettre l’accès de chaque habitant à des services considérés comme essentiels. Les traités eux-mêmes ont été complétés : le traité d’Amsterdam de 1997 reconnaît que les SIEG font partie des « valeurs communes » et souligne leur contribution à la cohésion sociale et territoriale de l’UE ; la Charte des droits fondamentaux proclamée en 2000 inscrit l’accès aux SIEG parmi les droits fondamentaux ; le traité de Lisbonne de 2007 conforte ces reconnaissances, en même temps qu’il comporte un Protocole n°26 annexé consacré aux SIG, premier texte du droit positif à leur être consacré.

2. Les objectifs

Le Protocole 26, ayant la même valeur juridique que les traités auxquels il est annexé, vise à expliciter les « valeurs communes » auxquelles correspondent les SIG :

PROTOCOLE (n°26) SUR LES SERVICES D'INTÉRÊT GÉNÉRAL

LES HAUTES PARTIES CONTRACTANTES,

SOUHAITANT souligner l'importance des services d'intérêt général,

SONT CONVENUES des dispositions interprétatives ci-après, qui sont annexées au traité sur l'Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l'Union européenne :

Article premier

Les valeurs communes de l'Union concernant les services d'intérêt économique général au sens de l'article 14 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne comprennent notamment :

— le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d'intérêt économique général d'une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ;

— la diversité des services d'intérêt économique général et les disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes ;

— un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs ;

Article 2

Les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d'intérêt général.

Pour ce qui concerne les services non économiques (SNEIG), l’article 26 rappelle la responsabilité des Etats membres pour les définir, les organiser et les financer ; ils ne relèvent que des principes généraux européens de transparence, de proportionnalité, de non-discrimination et d’égalité de traitement.

Pour les services économiques (SIEG), l’article premier conforte les compétences des Etats membres (les autorités nationales, régionales et locales), souligne la nécessité de respecter la diversité des situations et insiste sur les besoins et préférences des utilisateurs, tout en précisant six principes communs que tous les SIEG doivent respecter partout en Europe : un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs.

3. La situation actuelle et les principaux moyens d’action

L’ensemble des dispositions des traités, complétés par le droit dérivé et la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne constitue un cadre commun de références. Même si les SIG ne sont pas mentionnés dans la liste des compétences partagées figurant aux articles 2 à 6 du TFUE, ils relèvent bien de cette catégorie : l’article 14 du TFUE, qui fait partie des « dispositions d’application générale » de l’ensemble du TFUE, précise que « l'Union et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d'application des traités, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d'accomplir leurs missions ».

L’intégration aux traités de la Charte des droits fondamentaux de l’UE fait de l’accès aux Services d’intérêt économique général un droit fondamental (article 36).

L’article 106 TFUE confirme que les Services d’intérêt économique général ne sont soumis aux règles européennes de concurrence ou de marché intérieur que dans les limites où celles-ci ne font pas obstacle à « l’accomplissement de leurs missions particulières », sans pour autant que ne soit affecté le développement du commerce dans une mesure contraire à l’intérêt de l’UE.

On peut dès lors mettre en relation les dispositions normatives de l’UE en considérant qu’existe un acquis européen en matière de services publics – services d’intérêt général :

  1. Les Etats membres (les autorités nationales, régionales et locales) ont la compétence générale pour définir, « fournir, faire exécuter et organiser » les SIG, ainsi que de financer les SIEG.
  2. Les institutions européennes ont la même compétence pour des services européens qui s’avèrent nécessaires à l’accomplissement des objectifs de l’UE.
  3. Pour les services non économiques, les règles du marché intérieur et de la concurrence ne s’appliquent pas ; ils ne relèvent que des seuls principes généraux de l’UE (transparence, non-discrimination, égalité de traitement, proportionnalité).
  4. Pour les services d’intérêt économique général, les autorités publiques doivent clairement définir leur « mission particulière » (principe de transparence).
  5. Sur cette base, elles peuvent définir les moyens adaptés au bon accomplissement de la « mission particulière » (principe de proportionnalité), y compris, s’ils s’avèrent nécessaires et proportionnés, des aides et subventions, des droits exclusifs ou spéciaux.
  6. Les Etats membres ont le libre choix des modes de gestion : interne, « in house », délégué, etc.
  7. Ces définitions doivent clairement établir des normes de « qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs ».
  8. Les règles de concurrence et de marché intérieur ne s’appliquent que si elles ne font pas obstacle, en droit ou en fait, à l’accomplissement de leur mission particulière.
  9. Les Etats membres ont la liberté de choix du type de propriété des entreprises (principe de neutralité).
  10. Dans tous les cas, il peut exister des abus relevant d’une « erreur manifeste », que la Commission peut soulever, sous le contrôle de la CJUE.

Cette conception commune à l’Union européenne et à ses Etats membres présente pour les acteurs un certain nombre de contraintes, liées à la mise en œuvre des principes de transparence et de proportionnalité. Mais elle leur offre aussi toute une série d’opportunités pour exercer leurs responsabilités, afin de concevoir, définir, organiser et réguler des services répondant aux besoins évolutifs de chaque habitant et de chaque collectivité.

En même temps, les services d’intérêt économique général sont au cœur de tensions multiples et complexes entre :

  • d’un côté la réalisation de marchés intérieurs sectoriels souvent idéalisés, de l’autre des histoires et traditions ancrées dans des territoires spécifiques ;
  • l’accomplissement d’obligations de service public, précisées pour chaque secteur, correspondant aux missions particulières définis par les autorités publiques pour répondre aux objectifs d’intérêt général ;
  • le respect du principe de subsidiarité dans le contexte of de responsabilités partagées entre les niveaux européen, national, régional et local ;
  • la contribution aux objectifs de cohésion économique, sociale et territoriale de l’Union européenne.

Les responsabilités, droits et devoirs des autorités publiques

L’acquis communautaire concernant les services d’intérêt général souligne la responsabilité fondamentale des autorités publiques (nationales, régionales et locales), qui se traduisent à la fois par des droits et par des devoirs.

Ce sont elles qui décident :

  • de conférer à tel ou tel service le statut de Service d’intérêt général, c’est-à-dire correspondant à l’intérêt commun à tous les habitants, à toutes les collectivités, à toutes les activités économiques et sociales ;
  • de leurs missions particulières, impliquant obligations de prestation et obligations de service public (OSP) ou de service universel (OSU) ;
  • le mode d’organisation de ces missions dans le respect des règles européennes ;
  • de confier ces missions à un opérateur – en particulier en cas de monopole naturel – ou conjointement à des opérateurs en concurrence ;
  • de leur mode de gestion, de leur accomplissement soit directement par elles-mêmes, ou par des formes in house ou par externalisation ;
  • du mode de financement de ces services, soit totalement par la collectivité et ses ressources, soit totalement par les usagers et utilisateurs, soit par la conjugaison de ces formes, reposant par exemple sur des péréquations sociales, géographiques, générationnelles, entre activités, etc. ;
  • de définir les modes de compensation des surcoûts engendrés par OSP et OSU ;
  • de mettre en place si nécessaire des autorités de régulation, en clarifiant leurs objectifs, leurs modes de décision et les recours possibles de leur décisions ;
  • d’organiser l’évaluation à la fois de la pertinence des décisions ci-dessus (afin de pouvoir les adapte aux mutations technologiques, économiques, sociales et sociétales), et des performances des services et des opérateurs ;
  • d’accompagner ce processus de formes de participation des différentes parties prenantes concernés.

Ce sont elles aussi qui décident du régime de propriété des opérateurs, de leur statut, de l’existence d’entreprises publiques et de leurs objectifs spécifiques.

Mais ces droits des autorités publiques s’accompagnent de devoirs relevant des principes de :

  • transparence : claire définition des missions, objectifs, OSP, OSU, péréquations, tout comme des objectifs assignés à des entreprises publiques ;
  • proportionnalité des décisions prises en termes de modes d’organisation, de financement, de compensation des OSP ou OSU au regard des missions and objectifs ;
  • égal traitement et non-discrimination : application des mêmes décisions et règles à tous les acteurs, quelle que soit leur nationalité ;
  • organisation de la manière de rendre des comptes des décisions prises et de leurs effets, tant dans un « Etat de droit » les autorités publiques, les services publics n’existent pas pour eux-mêmes, mais pour répondre aux besoins évolutifs des citoyens, des utilisateurs, de chaque collectivité, de la société.
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