Première partie – Les origines du Protocole 26 sur les services d’intérêt général

Modifié le 16 mai 2023

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Notions clés

En Europe, chaque pays a défini et construit dans son histoire longue, ses services publics ou équivalents, dans le cadre de la construction de chaque État-nation, en relation avec ses traditions, son organisation, ses institutions, sa culture. Rien d’étonnant à ce que les définitions, les formes d’organisation et de régulation et même les termes utilisés dans chacune des langues soient différents. Pendant les 30 années de la construction européenne qui ont suivi le traité de Rome de 1957, un consensus existait au niveau européen : chaque État continuait à être en charge de la définition, de l’organisation, du financement de ses services publics.

Sommaire

L’européanisation des services d’intérêt général

Mais depuis le milieu des années 1980 l'objectif du Marché unique, défini par l’Acte unique de 1986, a conduit les institutions européennes à engager un processus d’« européanisation » progressive des « services d’intérêt économique général » (SIEG)1 mentionnés dès le traité de Rome, à l’époque circonscrits aux secteurs des communications, des transports et de l’énergie, c’est-à-dire les réseaux d’infrastructures considérés comme éléments clés pour permettre la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. Ce processus a reposé sur un partage de compétences entre d’un côté les institutions européennes et de l’autre les États membres, y compris leurs autorités régionales et locales. Mais ni le partage de responsabilités, ni les objectifs des services d’intérêt général n’ont été clairement posés au départ.

Cette européanisation a visé à la fois à casser les frontières nationales en construisant des marchés intérieurs dans chaque secteur, ainsi qu’à introduire davantage d’efficacité dans des domaines qui avaient été souvent à l’abri de la concurrence du fait de droits exclusifs, locaux, régionaux et/ou nationaux. Ainsi l’Union européenne a développé des stratégies de libéralisation progressive des secteurs des services d’intérêt économique général, fondées sur l’introduction de la concurrence et les logiques du marché mais sans définir en parallèle des objectifs et standards communautaires de nature à dégager une conception commune sur les services d’intérêt général et de la solidarité européenne.

 

Diversité et unité des services d’intérêt général en Europe

Chaque État européen a construit et défini ses « services publics » dans son histoire longue, en fonction de ses traditions, de ses institutions, de sa culture, des mouvements sociaux et des rapports de forces qui l’ont structuré.

Il en résulte toute une série de diversités en Europe, quant aux termes et concepts utilisés dans chaque langue, aux échelons territoriaux compétents (national, régional, municipal), au caractère marchand ou non de chaque service, aux modes d’organisation (monopoles ou concurrence), aux types d’acteurs concernés (public, mixte, privé ou associatif).

Mais au sein même de ces diversités existe une profonde unité : partout en Europe, les autorités publiques locales, régionales ou nationales ont été amenées à considérer que certaines activités ne pouvaient pas relever des seules règles du marché et du seul droit commun de la concurrence, mais de formes spécifiques de définition, d’organisation, de financement et de régulation, afin de :

  • garantir le droit de chaque habitant d'accéder à des biens ou services fondamentaux,
  • de construire des solidarités, d’assurer la cohésion économique, sociale et territoriale de chaque collectivité,
  • préparer l’avenir et de prendre en compte le long terme.

Ces finalités et objectifs d'intérêt général sont au cœur du modèle social européen, de l’économie sociale de marché qui le caractérise.

Un processus progressif

Depuis lors, les réformes successives des traités européens ont été l’occasion de compléter cette logique par la définition d’objectifs d’intérêt général au niveau européen et par la clarification du partage de compétences entre l’Union européennes et les autorités nationales, régionales et locales.

On verra ainsi apparaître le concept de « service universel » dans les télécommunications et les services postaux, puis pour l’électricité, garantissant certains services essentiels à tous les citoyens et résidents ; des obligations de service public seront définies dans l'énergie (électricité et gaz) et les transports ; la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne reconnaîtra que les services d'intérêt économique général peuvent relever d'autres objectifs, missions et formes d'organisation et de financement que les seules lois générales de la concurrence.

Le traité d’Amsterdam de juin 1997 comportera un nouvel article 16 qui reconnaît les SIEG comme composantes de « valeurs communes », souligne leur rôle dans la promotion de la « cohésion sociale et territoriale » et demande à l’Union et aux États de veiller à ce qu’ils puissent « accomplir leurs missions ».

Le Conseil européen de Nice de décembre 2000 proclamera la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont l’article 36 demande à l’Union européenne de reconnaître et respecter l’accès aux services d’intérêt économique général, tel qu'il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément aux traités, et les place parmi les droits fondamentaux.

La Commission européenne engagera à partir de 1996 une réflexion transverse sur l’ensemble des services d’intérêt général, avec deux Communications (1996 et 2000), un rapport (2001), un Livre vert (2003), un Livre blanc (2004) et de nouvelles Communications (2007 et 2011), proposant des principes fondant une conception communautaire.

Le traité de Lisbonne, en vigueur depuis le 1er décembre 2009, comporte des innovations majeures par rapport à la situation antérieure, avec l’article 14 du TFUE, la valeur juridique de la Charte des droits fondamentaux et un Protocole 26.

L’article 14 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne est explicitement la base juridique d’un droit dérivé, relevant de la co-décision entre le Conseil et le Parlement ; il fait référence à deux reprises aux pouvoirs et droits des États membres et de leurs collectivités (article 4 du traité UE) ; en tant que « disposition d’application générale », il doit s’appliquer dans toutes les politiques de l’UE, y compris de marché intérieur et de concurrence.
 

Article 14 TFUE
Sans préjudice de l'article 4 du traité sur l'Union européenne et des articles 93, 106 et 107 du présent traité, et eu égard à la place qu'occupent les services d'intérêt économique général parmi les valeurs communes de l'Union ainsi qu'au rôle qu'ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l'Union, l'Union et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d'application des traités, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d'accomplir leurs missions. Le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, établissent ces principes et fixent ces conditions, sans préjudice de la compétence qu'ont les États membres, dans le respect des traités, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services.

Le traité de Lisbonne donne une valeur juridique à la Charte des droits fondamentaux.

Le Protocole sur les Services d’intérêt général (n°26) est annexé aux traités sur l’Union européenne et sur le fonctionnement de l’UE, avec la même valeur juridique que ceux-ci, puisqu’il en est « partie intégrante ». A la différence des traités antérieurs au traité de Lisbonne, le Protocole 26 ne concerne pas les seuls services économiques d’intérêt général, mais tous les SIG, qu’ils soient qualifiés d’économiques comme de non économiques.

Si un service est qualifié de « non économique », l’article 2 rappelle clairement que les traités « ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser » ce service.

Si un service est qualifié d’« économique », ce qui est le cas dans un nombre croissant de domaines, l’article 1 oblige les institutions communautaires à respecter tout à la fois « le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser » ce service, le respect de « la diversité des services et les disparités qui peuvent exister (…) en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes », ainsi que les principes « de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs ».

Dès lors, et même si le Protocole se présente comme « dispositions interprétatives », son contenu va au-delà de simples « rappels » : il fait entrer pour la première fois dans le droit primaire d’une part la catégorie de « services non économiques d’intérêt général » non soumis au droit européen de la concurrence et du marché intérieur ; d’autre part le « large pouvoir discrétionnaire » des autorités publiques, le respect de la « diversité des services », ainsi que les « 6 valeurs » qui doivent être respectées pour tous les SIEG.

Ainsi, le traité de Lisbonne traduit une nette avancée par rapport aux traités précédents, en ce qu'il crée des potentialités pour clarifier le cadre communautaire régissant la définition, l’organisation, le fonctionnement des Services d’intérêt général, les garantir et donner davantage de sécurité pour tous les acteurs concernés.

Il ressort de ces évolutions des traités qui définissent le « droit primaire » sur lequel est fondée toute la construction européenne, fruits d’interventions des acteurs sociaux dans chaque État comme auprès des institutions européennes, ainsi que d’initiatives comme celle du gouvernement des Pays-Bas (cf. ci-dessous), une série d’acquis et de principes, composantes d’une conception européenne des services d’intérêt général :

 

SIG : l’acquis européen suite au traité de Lisbonne
  1. Les États membres (et les autorités nationales, régionales et locales) ont la compétence générale pour définir « fournir, faire exécuter et organiser » les SIG, ainsi que de les financer.
  2. Les institutions européennes ont la même compétence pour des services européens d’intérêt général qui s’avèrent nécessaires à l’accomplissement de leurs buts.
  3. Pour les services non économiques d’intérêt général, les règles du marché intérieur et de la concurrence ne s’appliquent pas ; ils ne relèvent que des seuls principes généraux de l’UE (transparence, non-discrimination, égalité de traitement, proportionnalité).
  4. Pour les services d’intérêt économique général, les autorités publiques doivent clairement définir leur « mission particulière » (principe de transparence).
  5. Sur cette base, elles peuvent définir les moyens adaptés au bon accomplissement de la « mission particulière » (principe de proportionnalité), y compris, si elles s’avèrent nécessaires, justifiées et proportionnées, des aides et subventions, des droits exclusifs ou spéciaux.
  6. Les États membres sont libres de choisir les modes de gestion : directe, ‘in house’, délégué, etc.
  7. Ces définitions doivent clairement établir des objectifs de « qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs ».
  8. Les règles de concurrence et du marché intérieur s’appliquent aux SIEG uniquement si l’application de ces règles ne fait pas « échec à l’accomplissement, en droit ou en fait, de la mission particulière qui leur a été impartie ».
  9. Les États membres sont libres de choisir le type de propriété de l’opérateur (principe de neutralité).
  10. Dans tous les cas, il peut exister des abus relevant d’une « erreur manifeste », que la Commission peut soulever, sous le contrôle de la Cour de justice.

Pourtant, à la différence de la plupart des autres dispositions du traité de Lisbonne, ce protocole n’avait pas fait partie du projet de « Traité établissant une Constitution pour l’Europe ». Entre ce projet de « Traité constitutionnel » de 2004 et le traité de Lisbonne signé le 13 décembre 2007 et entré en vigueur le 1er décembre 2009 sont intervenus les référendums en France et aux Pays-Bas, qui ont refusé la ratification du premier.

Les exigences des Pays-Bas

Jean-Claude Piris, directeur général du Conseil pendant l’élaboration du traité de Lisbonne, souligne2 que l’enjeu des services d’intérêt général « a été soulevé avec une certaine passion pendant la campagne du référendum sur le traité constitutionnel, tant aux Pays-Bas qu’en France. La situation a été exacerbée au Pays-Bas, suite à la décision prise par la Commission quant au système néerlandais de soutien financier au logement social. Par conséquent, l’un des prérequis du gouvernement néerlandais, au moment de la négociation du mandat de la CIG de juin 2007, a visé à obtenir des dispositions dans le traité sur cet aspect ». Et il ajoute que « la conférence intergouvernementale de Lisbonne a adopté, à l’initiative du gouvernement néerlandais, un nouveau Protocole sur les services d’intérêt général ».

Sur ces bases et afin d’éclairer les raisons et le contenu du Protocole n°26, nous avons rencontré le représentant des Pays-Bas à la Conférence intergouvernementale – M. Tom de Bruijin, M. Jean-Claude Piris, directeur général de la Direction juridique du Conseil pendant la Conférence Intergouvernementale de 2007 et M. Michel Petite, qui exerçait alors la fonction de directeur général de la Direction juridique de la Commission européenne.

Le Protocole 26 répond à une des conditions imposées par le gouvernement des Pays-Bas lors de la négociation du traité de Lisbonne consécutive aux rejets du « projet de Traité instituant une Constitution pour l’Europe » lors des référendums aux Pays-Bas et en France. Plusieurs éléments ont été mis en avant par le gouvernement néerlandais pour affermir le principe de subsidiarité et les pouvoirs des États membres, en particulier pour renforcer le contrôle des Parlements nationaux. En même temps, les pressions que la Commission européenne exerçait pour demander aux Pays-Bas de réformer leur système de logement social pour le réserver aux plus démunis avaient concouru au vote négatif des néerlandais et le gouvernement des Pays-Bas voulait y mettre un frein.

Lors de la négociation du traité, il a été proposé une Déclaration interprétative sur l’ensemble des services d’intérêt général, qui, pour la Commission européenne se contentait de rappeler les règles européennes existantes. Finalement, l’insistance du gouvernement des Pays-Bas pour obtenir un instrument juridique a conduit à annexer aux deux traités (TUE et TFUE) le Protocole 26 ayant même valeur juridique que ceux-ci, donc composantes à part entière du droit primaire de l’Union européenne.

  1. ^ Cf. Pierre Bauby, L’européanisation des services publics, Presses de SciencesPo, Paris, 2011.
  2. ^  The Lisbon Treaty, a Legal and Political Analysis, Cambridge University Press, 2010. [n.n. paragraphe traduit par les auteurs]

Auteur(s) :

Mihaela M. SIMILIE (POPA)

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