Les services publics et la réglementation européenne des aides d’Etat (suite)

Modifié le 16 mai 2023

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Notions clés

Cet article est la suite de l'article "Les services publics et la réglementation européenne des aides d’Etat".

Dans cette deuxième partie, nous voulons soulever une série d’enjeux concernant aussi bien le corps de règles applicables aujourd’hui que le processus d’européanisation.

Avec l’adoption des paquets de la Commission, qui peuvent être considérés comme droit dérivé horizontal dans le domaine des compensations des obligations de service public, le droit de l’UE a accompli la transition d’une approche au cas par cas à une base juridique générale, systématique.

Cela pose pour les autorités publiques nationales, régionales ou locales des contraintes qui peuvent être en même temps des opportunités pour affermir les SIEG.

 

2 Retour aux fondamentaux

Dans cette deuxième partie, nous voulons soulever une série d’enjeux concernant aussi bien le corps de règles applicables aujourd’hui que le processus d’européanisation.

Avec l’adoption des paquets de la Commission, qui peuvent être considérés comme droit dérivé horizontal dans le domaine des compensations des obligations de service public, le droit de l’UE a accompli la transition d’une approche au cas par cas à une base juridique générale, systématique.

Cela pose pour les autorités publiques nationales, régionales ou locales des contraintes qui peuvent être en même temps des opportunités pour affermir les SIEG.

Pour que de telles compensations puissent « bénéficier » de l’évaluation de la compatibilité, elles doivent remplir un certain nombre de critères. Certains d’entre eux sont déduits des dispositions de l’article 106(2), d’autres de la jurisprudence européenne, d’autres encore de la pratique ou d’approches de la Commission européenne. Parmi ces critères, il y a l’obligation pour les autorités publiques de clairement définir les missions des SIEG (principe de transparence). Cette contrainte présente l’opportunité de définir ces services comme réponses aux besoins des utilisateurs et à leurs évolutions. De plus, les paquets concernant les aides d’Etat aux SIEG (Décision et Encadrement de 2005 et 2011) imposent aux autorités publiques la formalisation d’un ou plusieurs actes qui mentionnent notamment (« mandatement ») :

(a) le contenu [la nature des OSP selon le paquet de 2005] et la durée des obligations de service public ;

(b) les entreprises et, quand c’est applicable, le territoire concerné ;

(c) la nature des droits exclusifs ou spéciaux éventuels octroyés à l’entreprise par l’autorité ;

(d) une description du mécanisme de compensation et des paramètres de calcul, de contrôle et de révision de la compensation [les paramètres de calcul, de contrôle et de révision de la compensation selon la Décision de 2005] ;

(e) les modalités de récupération des éventuelles surcompensations et les moyens d’éviter ces dernières. De plus, la Décision de 2011 impose aussi une référence à cette Décision.

La condition de mandatement contraint les autorités publiques à formaliser la relation de « partenariat » avec l’opérateur des SIEG, quel que soit le statut de l’entreprise, mais représente une opportunité de clarifier le rôle de l’autorité organisatrice. Toutefois, il semble que pour certains services (certains services sociaux d’intérêt général) il ne peut pas y avoir de mandatements individuels.

Cette clarification doit conduire à des relations fondées sur la coopération entre les différentes parties prenantes : toute mission particulière confiée à un SIEG doit faire l’objet d’une définition claire par l’autorité organisatrice, par l’évaluation de son surcoût et par la définition des modes de financement de ce surcoût, qui peut aller de la prise en charge totale par l’autorité, sans incidence sur l’usager, au recouvrement complet des coûts par des tarifs/prix payés par l’usager, en passant par toute une panoplie de dispositifs associant financements publics, participations des usagers, ou partenariats public-public ou public-privé. Un contrôle effectif doit être mis en œuvre, a priori comme a posteriori, pour vérifier l’absence de toute forme de surcompensation, car celle-ci n’est de l’intérêt ni de l’autorité publique, qui serait suspecte de favoritisme ou de gaspillage des fonds publics, ni de l’opérateur, qui pourrait être accusé d’abus de position dominante.

2.1 SIG économique ou non économique ?

Le régime juridique des services « économiques » on « non-économiques » d’intérêt général est différent. Mais la distinction entre les deux catégories ne relève ni d’une liste de secteurs, ni de critères simples. Au sens des règles de concurrence, on considère comme « économique » toute activité consistant à offrir des biens et/ou des services sur un marché donné (arrêt du 16 juin 1987 dans l'affaire 118/85 ; arrêt du 18 juin 1998 dans l'affaire C-35/96). Au sens des règles du traité sur le marché intérieur, toute prestation de service rémunérée doit être considérée comme une activité économique, même si le service n’est pas payé par ceux qui en bénéficient et quel que soit le statut juridique de l’entité prestataire ou la nature du service (arrêt du 27 juin 2000 dans l'affaire C-172/98 et arrêt dans l'affaire C-157/99). Par exemple, les activités qui sont accomplies sans contrepartie par l'État ou pour le compte de l'État, dans le cadre de ses missions dans le domaine social, par exemple, ne constituent pas une activité économique au sens des règles du traité (arrêt du 7 décembre 1993 dans l’affaire C-109/92). Une large « zone grise » existe entre ces deux catégories (SIEG-SNEIG), en particulier dans les domaines de la santé, de l’éducation, des services sociaux et du logement.

En fait, la distinction entre services « économiques » et « non-économiques » n’est pas décisive. Car, conformément à l’article 2 du Protocole 26 et à la jurisprudence, les règles du marché intérieur et de la concurrence ne s’appliquent pas de manière impérative aux services non-économiques (même si un Etat membre a la faculté de faire appliquer de règles de concurrence et d’ouvrir les marchés) ; ils ne relèvent de manière impérative que des seuls principes généraux de l’UE (transparence, non-discrimination, égalité de traitement, proportionnalité).

En ce qui concerne les SIEG, ils ne relèvent des règles de concurrence et du marché intérieur que « dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie » (article 106, paragraphe 2 TFUE). Comme l’affirmait clairement la Commission européenne dans son Livre blanc de 2004 [COM(2004)374], « l’accomplissement effectif d'une mission d'intérêt général prévaut, en cas de tension, sur l'application des règles du traité». Cependant, ce pouvoir de définition des SIEG « n’est pas illimité et ne peut être exercé de manière arbitraire aux seules fins de faire échapper un secteur particulier (…) à l’application des règles de concurrence » (v. arrêt du Tribunal du 15 juin 2005, dans l’affaire T-17/02, Olsen/Commission ; arrêt du 12 février 2008 dans l’affaire T-289/03, BUPA). De plus, alors que la définition d’un SIEG est a priori une compétence appartenant aux Etats membres, une éventuelle « erreur manifeste » de telles qualifications peut faire l’objet d’une décision de la Commission européenne, éventuellement sous contrôle de la Cour de Justice.

Dans tous les cas, ce qui est clé pour les autorités publiques est de clairement définir la « mission particulière » confiée à chaque SIG, ses objectifs et finalités.

2.2 Les critères Altmark sont-ils des exceptions ?

L’arrêt Altmark a été prononcé dans le domaine particulier des compensations pour un service de transport régional des voyageurs sur le fond d’un manque de droit positif satisfaisant en la matière, la Cour a tendu à généraliser l’application de ses quatre conditions à l’ensemble des SIEG.

La question est de savoir si cette extension est réalisable. Or autant le 4ème critère est clairement aisé à être mis en œuvre dans le domaine d’espèce de réseaux locaux d’autobus, autant la comparaison avec « une entreprise moyenne, bien gérée, correctement équipée en moyens de transports » est inapplicable dans la plupart des secteurs de SIEG, qu’il s’agisse des grands réseaux d’infrastructures, de l’eau ou de l’assainissement, des aspects économiques de l’éducation ou de la santé, des services sociaux, en particulier des services à la personne…

Cette jurisprudence peut poser aussi la question d’une rétroactivité des quatre critères sur des actes de désignation d’un opérateur antérieurs au dit arrêt.

2.3 L’Article 14 TFUE est-il non-applicable ?

Le traité donne à la Commission par son article 106(3) la possibilité d’adresser elle-même aux Etats-membres des « directives ou décisions » en matière d’application du droit de la concurrence aux SIEG. En même temps, l’article 14 TFUE a créé la possibilité d’adopter par la procédure législative ordinaire (co-décision Parlement-Conseil) des règlements fixant les « conditions, notamment économiques et financières » qui permettent aux SIEG d'accomplir leurs missions. La Commission a décidé d’utiliser la première voie, en y ajoutant la consultation du Parlement et du Conseil, mais en se réservant le pouvoir final de décision, ce qui était juridiquement possible, mais politiquement inapproprié, car les règles que devront appliquer toutes les autorités publiques nationales, régionales et locales auraient été bien plus légitimes si elles avaient été définies en co-décision.

La Communication [COM(2011)146] a expliqué pourquoi la base juridique appropriée pour la réforme est l’article 106 TFEU. Les changements introduits par le traité de Lisbonne, en particulier l’article 14 TFUE et le Protocole n° 26, sont des dispositions qui devraient être prises en comptes, mais l’article 14 prévoit clairement qu’il s’applique sans préjudice des règles concernant les aides d’Etat [SEC(2011)1581]. Mais aussi « sans préjudice de la compétence qu'ont les États membres, dans le respect des traités, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services » et sans préjudice de l’article 4 TUE1.

De plus, à l’occasion de la révision du paquet “Monti-Kroes”, la Commission européenne a décidé de ne pas reprendre dans la décision de 2011 les dispositions de 2005 qui prévoyaient de réaliser une analyse d‘impact de la décision sur la base d’éléments concrets et des résultats de larges consultations qu’elle devrait réaliser, ses résultats devant être communiqués au Parlement européen, au Comité des régions, au Comité économique et social européen et aux Etats membres.

2.4 Qui est en charge de l’efficacité et comment la mesurer ?

L’Encadrement de 2005 a prévu la faculté pour les Etats membres d’« introduire des critères incitatifs, liés notamment à la qualité du service rendu et aux gains de productivité » pour déterminer de ce qui est un bénéfice raisonnable.

L’Encadrement de la Commission de 2011 étend l’utilisation des incitations d’efficience à l’ensemble de la compensation par l’institution d’une obligation (« doivent » - point 382) à la place de la faculté prévue auparavant. Ainsi, le niveau de la compensation devra être établi « en fonction des mesures incitatives que les États membres souhaitent introduire dès le départ en vue de favoriser les gains d'efficience » (point 22). « Les incitations à l'efficience peuvent être conçues de différentes manières, afin de correspondre le mieux aux spécificités de chaque cas ou secteur » (par exemple, un niveau de compensation fixe anticipant et intégrant les gains d'efficience que l'entreprise devrait, selon toute vraisemblance, réaliser sur la durée du mandat) (points 40). En cas de niveau d’efficience élevé, « les avantages liés aux gains d'efficience productive doivent être fixés à un niveau qui permette une répartition équilibrée des gains réalisés entre l'entreprise et l'État membre et/ou les utilisateurs » (point 41). « Tout mécanisme destiné à encourager les gains d'efficience doit se fonder sur des critères objectifs et mesurables définis dans le mandat et soumis à une évaluation ex post transparente effectuée par une entité indépendante du prestataire du SIEG » (point 42). « Les gains d'efficience devront être réalisés sans altérer la qualité du service fourni et devront respecter les normes prescrites par la législation de l'Union » (point 43).

Ce changement de fond consistant à lier les compensations à l’efficience pose plusieurs questions : comment mesure-t-on l’efficience pour des services ayant des missions particulières ? Selon les dispositions du texte de l’Encadrement de 2011, les Etats membres ont la possibilité de ne pas introduire des mesures incitatives pour favoriser la prestation efficiente des SIEG de qualité élevée seulement « lorsqu’ils sont en mesure de justifier dûment qu’il est impossible ou qu’il n’est pas judicieux de le faire » (point 39), alors que l’article 106(2) institue un régime dérogatoire pour les SIEG et non pas une exception. On peut rappeler ici que la qualité (« un haut niveau de qualité ») est une des valeurs communes des SIEG reconnues par le Protocole n° 26 du traité de Lisbonne (« un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs »).

Par ailleurs, qui est apte à juger de l’« efficience » d’une entreprise de SIEG ? La jurisprudence estime que la référence à l’efficacité économique est « dépourvue de pertinence pour l’appréciation de la compatibilité de la dotation financière avec le marché commun en vertu de l’article 106-2 TFUE3 ». Cet article ne prévoit pas la condition de l’efficacité économique de l’opérateur en charge du service public. En fait, ses dispositions visent à éviter que l’entreprise en charge de SIEG ne bénéficie de financements qui excèdent les coûts nets du service public. En l’absence de règles communautaires harmonisées dans ce domaine, la Commission n’a pas l’autorité de décider la portée de la mission de l’entreprise de SIEG, du niveau du coût lié au service, de l’opportunité des choix politiques pris dans ce sens par les autorités nationales ou de l’efficacité économique de l’entreprise. Pour que les conditions de l’application de l’article 86(2) [Article 106(2) TFEU] soient remplies il est simplement exigé qu’il y ait obstacle à la réalisation de la mission particulière assignée à l’entreprise, telle que définie par les obligations qui lui ont été imposées, ou que le maintien de telles règles soit nécessaire pour permettre à l’entreprise de réaliser de telles taches dans des conditions économiques acceptables (affaires jointes T-568/08 et T-573/08).

Ainsi, on pourrait soulever la question à savoir si c’est la responsabilité de DG Concurrence de la Commission européenne d’instruire les contentieux et de prendre des décisions de « sauvegarde » ?

Ces incitations semblent révéler une suspicion systématique envers les autorités publiques et les SIEG, qui « par nature » seraient inefficaces, créeraient des distorsions de concurrence, du marché et donc du développement économique et de la création des emplois.

2.5 Est-ce que définition des SIEG se limite aux défaillances du marché ?

Le premier critère Altmark prévoit que « l’entreprise bénéficiaire a effectivement été chargée de l'exécution d'obligations de service public et ces obligations ont été clairement définies ». Toutefois, la notion de SIEG n’est pas définie ou élaborée ni dans le droit primaire, ni dans le droit dérivé de l’UE. Pourtant, l’article 106(2) TFEU [ex Article 90(2) du traité de Rome] met l’accent sur leurs missions particulières. La jurisprudence de l’UE a interprété qu’une activité est d’intérêt économique général seulement si elle présente des caractéristiques spécifiques en rapport avec l’intérêt économique général par rapport à d’autres activités économiques (C-179/90; C-242/95mais cette interprétation ne prévoit pas d’éléments précis généraux de définition des caractéristiques spécifiques des SIEG.

Le droit européen dérivé a défini des obligations de service universel (OSU) et des obligations de service public (OSP) dans certains secteurs sur la base des compétences que l’UE partage avec ses Etats membres. La jurisprudence de l’UE reconnaît aux Etats membres un large pouvoir discrétionnaire (T-106/95) pour définir ce qu’ils considèrent comme étant des SIEG tout en prenant en considération le droit de l’UE. Comme rappelé ci-dessus, les définitions données par les Etats membres peuvent faire l’objet du contrôle de la Commission européenne pour erreur manifeste. En pratique, en général, les définitions fournies par les Etats membres ont été validés par la CJUE et la pratique de la Commission européenne mais il y existe aussi des exemples contraires4. Dans une certaine mesure, il est aussi évident que la défaillance du marché semble être de plus en plus considérée comme critère du contrôle de l’erreur manifeste réalisé par la Commission européenne.

En 2000, la Commission européenne a considéré que « les services d’intérêt économique général sont différents des services ordinaires dans la mesure où les pouvoirs publics considèrent que leur fourniture est une nécessité, même quand le marché n’est pas suffisamment favorable à la prestation de ces services […] [S]i les pouvoirs publics estiment que certains services sont d’intérêt général et que les mécanismes du marché pourraient ne pas être à même d’assurer une fourniture satisfaisante de ces services, ils peuvent établir un certain nombre de prestations de services spécifiques destinées à répondre à ces besoins sous forme d’obligations de services d’intérêt général » (point 14 de la Communication sur les services d’intérêt général en Europe publiée en 2001).

La référence spécifique aux « défaillances du marché » comme prémisse de l’intervention des autorités publique a été avancée dans quelques documents sectoriels de la Commission européenne. Ainsi, la Communication de 2003 sur la transition de la télévision analogue à celle digitale [COM(2003) 541] a affirmé qu’une telle intervention « se justifierait dans deux hypothèses5.

En premier lieu, il faudrait que des intérêts généraux soient en jeu, c'est-à-dire que les avantages et inconvénients du processus touchent la société dans son ensemble, et pas uniquement certains groupes ou individus.

En deuxième lieu, il faudrait qu'il y ait carence du marché, c'est-à-dire que les mécanismes du marché ne suffisent pas à assurer le bien-être collectif, autrement dit que le comportement des acteurs sur le marché n'internalise pas complètement le coût de la transition.

L'analyse de l'existence et de l'intensité des deux hypothèses relève dans une large mesure de l'appréciation politique de l'autorité compétente, qui est généralement, dans le cas de la radiodiffusion, une autorité nationale et/ou régionale. En tout état de cause, cette appréciation ne doit pas être arbitraire, mais doit être étayée par une analyse objective du marché.

Une conception similaire est également développée dans les Lignes directrices de l’UE pour l’application des règles relatives aux aides d’État dans le cadre du déploiement rapide des réseaux de communication à haut débit de 2009 qui prévoit que « […L]a Commission considérera que, dans les zones où les investisseurs privés ont déjà investi dans une infrastructure de réseau [à] haut débit (ou sont en train d’étendre leur réseau d’infrastructure) et fournissent déjà des services compétitifs d’accès au haut débit avec une couverture appropriée, la mise en place d’une infrastructure à haut débit parallèle, compétitive et financée par des fonds publics ne devrait pas être qualifiée de SIEG au sens de l’article 86 [CE]. Toutefois, dès lors qu’il peut être démontré que des investisseurs privés pourraient ne pas être en mesure d’assurer, dans un avenir proche, une couverture adéquate pour l’ensemble des citoyens ou des utilisateurs et qu’ils risqueraient ainsi de priver de connexion une partie importante de la population, une compensation de service public peut être accordée à une entreprise chargée d’un SIEG pour autant que les conditions énoncées aux [paragraphes suivants] [sont] réunies » [COM 2009/C 235/04].

Plus récemment, dans le domaine des télécommunications [COM(2011)795], la Commission européenne a avancé un autre critère SIEG, qui resserre encore plus leur portée, en considérant que la rationalité des l’obligations de service universel (OSU) est d’agir en tant de « filet de sécurité » - c’est-à-dire pour assurer « la disponibilité, le caractère abordable et l’accessibilité » - là où les forces de marché seules n’assurent pas l’accès abordable aux services de base pour les consommateurs, en particulier pour ceux vivant dans des zones éloignées ou ayant de faibles revenus ou des handicaps. A cette fin, une ou plusieurs entreprises désignées peuvent être obligées de fournir des services de base.

Selon certains auteurs, ces approches limitent clairement la liberté des Etats membres en ce qui concerne la définition des missions de service public, reconnue par la jurisprudence européenne, élargissant ainsi l’examen de la Commission du test de l’erreur manifeste à une mise en question (« second-guessing ») de définition des Etats membres. Il semble douteux que cela est conforme à la jurisprudence de l’UE »6.

La jurisprudence européenne initiale sur les SIEG a eu peu d’occasions de juger le critère de la défaillance du marché. L’arrêt Olsen (T-17/02) pourrait être mentionné dans ce contexte, mais la Cour a utilisé ici le critère du « marché pas suffisamment favorable » pour assurer des « services analogues » « en termes de continuité, de régularité et de fréquence sur toutes les lignes desservies par Trasmediterránea dans le cadre du régime provisoire ».

Dans cette affaire, la Cour a examiné « si c’est à juste titre que la Commission a conclu, dans la décision attaquée, que les autorités canariennes n’ont pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en considérant qu’il existait, à partir du 1er janvier 1998 et jusqu’au 31 décembre de cette année, un besoin de service public sur les lignes canariennes, jusqu’alors desservies par Trasmediterránea ». Pour cela, elle cherche à savoir si « l’état du marché ne permettait pas d’assurer la continuité du service de liaison maritime entre les îles Canaries ». La Cour constate que l’opérateur du SIEG en espèce (Trasmediterránea) « offrait ces services en concurrence avec d’autres opérateurs, parmi lesquels la requérante. Toutefois, la requérante ne démontre pas que cette concurrence permettait d’assurer des services analogues à ceux fournis par Trasmediterránea, en termes de continuité, de régularité et de fréquence sur toutes les lignes desservies par Trasmediterránea dans le cadre du régime provisoire. Ainsi, « dès lors qu’aucun des éléments avancés par la requérante ne permet de priver de plausibilité l’appréciation des autorités canariennes selon laquelle le marché n’était pas suffisamment favorable à la prestation de services de liaison analogues à ceux offerts par Trasmediterránea dans le cadre du régime provisoire, il n’est pas établi que ces autorités ont dépassé les limites de leur pouvoir d’appréciation ».

Dans un arrêt de 2011 concernant les conditions définies par la Commission européenne dans le domaine de la transition à la radiotélévision digitale [COM(2003) 541, mentionné ci-dessus], la Cour de justice européenne n’a pas complètement suivi l’approche de la Commission considérant que les deux conditions (l’intérêt général et la défaillance du marché) ne sont pas cumulatives (point 53).

« 53. Il convient de relever que le critère de la défaillance du marché figure dans la communication de 2003 et que la Commission s’est, ainsi qu’elle le déclare elle-même, référée à cette communication lors de l’ouverture de la procédure formelle d’examen, pour évaluer si l’intervention des autorités publiques allemandes auprès des radiodiffuseurs privés, afin de favoriser leur passage à la TNT, était justifiée. Or, la communication de 2003 indique qu’une intervention publique peut se justifier dans deux hypothèses, à savoir lorsque des ‘intérêts généraux’ sont en jeu ou lorsqu’il existe une défaillance du marché ». (T-21/06).

Toutefois, dans trois arrêts prononcés en septembre 2013 (T-79/10, T-258/10 et T-325/10) le Tribunal de première instance de l’UE a clairement statué que « l’appréciation de l’existence d’une défaillance du marché constitue un préalable à la qualification d’une activité de SIEG et ainsi à la constatation de l’absence d’aide d’État ». Comme dans l’arrêt Altmark, la Cour semble élargir l’interprétation donné dans un cas spécifique à l’ensemble des secteurs des SIEG en se référant non seulement aux Lignes directrices sectorielles pour l’application des règles relatives aux aides d’État dans le cadre du déploiement rapide des réseaux de communication à haut débit mais également à la Communication de la Commission européenne sur les services d’intérêt général en Europe de 2000 [COM(2000)580].

L’accent mis sur le rôle du marché apparaît aussi dans l’Encadrement concernant les aides d’Etat aux SIEG de 2011, quoique ce texte ne fasse pas référence au critère de la « défaillance du marché » : « L'État membre doit fournir à la Commission des éléments prouvant que le bénéfice projeté n'excède pas ce qu'exigerait une entreprise moyenne s'interrogeant sur l'opportunité de fournir le service, en communiquant par exemple à titre de référence des rendements obtenus pour des contrats similaires exécutés dans des conditions de concurrence » (point 35). Il introduit, entre autres, le principe du caractère temporel du mandat pour les SIEG bénéficiaires des compensations des OSP : « En principe, la durée du mandat ne devrait pas excéder la période nécessaire à l'amortissement comptable des principaux actifs indispensables à la prestation du SIEG » (point 17). Il crée ainsi des conditions d’évaluation de la capacité des marchés à fournir ces services. De plus, les Encadrements concernant les aides d’Etat aux SIEG ont « reformulé » la première condition Altmark (« l'entreprise bénéficiaire a effectivement été chargée de l'exécution d'obligations de service public et ces obligations ont été clairement définies ») en un « Réel service d'intérêt économique général au sens de l'article 86 du traité CE » (Encadrement 2005), ou en « Véritable service d'intérêt économique général visé à l'article 106 du traité » (Encadrement 2011).

Par ailleurs, comme nous avons montré à une autre occasion7, la conception de la défaillance du marché comme prémisse de l’action publique est poursuivie par la Commission européenne à l’occasion de la création des entreprises communes européenne quand les défaillances systématiques du marché apparaissent comme raisons explicites de leur création.

La nécessité d’une intervention publique sur les prix est un enjeu également. En effet, selon la Commission, « c'est en principe le marché qui doit déterminer le prix »; « Lorsque la concurrence est effective, les mécanismes du marché peuvent garantir la fourniture de services abordables offrant une qualité adéquate, ce qui réduit fortement la nécessité d'une intervention réglementaire » [COM(2003)270]. Néanmoins, le Livre vert reconnaît que « le marché ne peut, dans le meilleur des cas, que proposer un prix fixé en fonction des coûts » qui pourrait ainsi ne pas assurer l’accès de tous à un service abordable. Ainsi, « lorsque c'est nécessaire pour atteindre cet objectif, des mesures de réglementation des prix sont appliquées par les autorités réglementaires » (en général, prix maximum ou prix minimum), « pour éviter tout comportement prédateur de la part des acteurs dominants » [COM(2003)270]. D’autre part, un rapport CIRIEC de 20048 a attiré l’attention sur le fait que les préférences du marché pour le recouvrement des coûts agit contre l’utilisation des subventions croisées dans la tarification solidaire ce qui conduit à la tarification sur la base de recouvrement intégral des coûts, la réduction des subventions et une diminution de la cohésion territoriale et sociale.

Il semble que dans certains secteurs ces éléments sont de nature à relever une tendance vers une conception plutôt résiduelle qu’universelle des services d’intérêt économique général : le prérequis de prouver les défaillances du marché, censé apporter l’optimum économique, social et environnemental ; des SIEG tolérés comme « filets de sécurité » pour les seuls précaires, pauvres et exclus ou des régions isolées. Cela peut conduire à un rétrécissement progressif des SIEG. On pourrait questionner la compatibilité de cette approche avec les valeurs des SIEG mentionnées dans le Protocole 26 sur les SIG du traité de Lisbonne9. On peut également se demander dans quelle mesure les institutions européennes doivent prendre en considération les valeurs du Protocole 26 à l’occasion de l’évaluation du critère de la défaillance du marché. Si dans la théorie des aides d'Etat, du droit de la concurrence, la défaillance du marché peut apparaître comme un des critères possibles (dans ce cas l'aide est déclarée compatible parce qu'il existe une défaillance), on peut se demander si dans le cas des SIEG la compensation ne vise plutôt la mission particulière et non pas (surtout et/ou exclusivement) la défaillance du marché.

Enfin, on pouvait aussi soulever la question de savoir dans quelle mesure l’histoire et la réalité des SIEG dans les Etats membres de l’UE confirme que les circonstances économiques sont LA justification de la définition des services publics et en particulier des SIEG.

Nos précédentes réflexions10 ont plutôt montré que l’action publique a été construite dans l’histoire longue en prenant en considération plusieurs figures.

Premièrement, elle a été conçue pour assurer la sécurité interne et externe de chaque communauté. Cela a conduit à créer et garantir des règles de jeu qui organisent et encadrent le marché et assurent leur respect. La concurrence ne peut se développer que si certaines règles définissent ses conditions et limites. L’économie de marché dépend d’un régime juridique qui édicte des règles concernant les échanges, la monnaie, un cadre légal pour les contrats et la résolution des conflits entre les acteurs concernés/agents. C’est pourquoi, Etat et marché sont inséparables dans la régulation économique.

Le second aspect concerne la correction des défaillances du marché. Il y a rarement de situations de concurrence pure et parfaite. Les entreprises cherchent en général à conquérir même une partie minimale de monopole leur permettant de créer et entrer en possession d’une rente. Ainsi, le marché n’est pas adapté aux biens collectifs ou aux situations de monopole naturel. Par ailleurs, l’activité économique crée des « externalités » positives ou négatives sur le long ou court terme, qui sont considérées par le marché comme simplement « résiduelles », mais qui peuvent être internalisées par l’action publique. Le marché crée également une série de polarisations économiques, sociales, territoriales, générationnelles, temporelles et financières que l’action publique peut limiter ou réduire.

L’action publique peut aussi apparaître comme un complément au marché, qu’elle peut accompagner et anticiper. Ainsi, l’action publique peut consister à intervenir dans l’économie, à développer des orientations stratégiques. Dans le contexte de la globalisation, l’action publique peut aussi apporter des avantages dans le domaine de l’infrastructure de transport public, de télécommunications et d’éducation, encourager la recherche et l’innovation, etc.

Plus généralement, les institutions publiques sont les seuls acteurs susceptibles d’appréhender, de prendre en considération et de coordonner les différentes contradictions existant dans la société et les intégrer et internaliser, à résoudre et dépasser certains d’entre elles, à en intégrer la plupart eux dans un projet, des orientations d’organisation et de cohésion économique, sociale, territoriale et politique à moyen et/ou long terme.

Cette palette de places et de rôles de l’action publique fait l’objet de controverses étendues dans chaque entité sociale. Elle n’est pas stable dans le temps et l’espace et évolue conformément aux situations, aux besoins, aux relations de pouvoir entre les groupes sociaux.

  1. ^ « 1. Conformément à l'article 5, toute compétence non attribuée à l'Union dans les traités appartient aux États membres. 2. L'Union respecte l'égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l'autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. 3. En vertu du principe de coopération loyale, l'Union et les États membres se respectent et s'assistent mutuellement dans l'accomplissement des missions découlant des traités. Les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l'exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l'Union. Les États membres facilitent l'accomplissement par l'Union de sa mission et s'abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l'Union. »
  2. ^ « Lorsque la compensation se fonde, en tout ou en partie, sur les coûts et recettes escomptés, le mandat doit en faire mention (…) L'estimation des coûts doit tenir compte des anticipations relatives aux gains d'efficience que le prestataire du SIEG est censé réaliser pendant la durée de la mission qui est lui confiée » (point 23). « Lorsque l'accomplissement du SIEG n'est pas lié à un risque commercial ou contractuel important (…) le bénéfice raisonnable ne saurait dépasser le niveau correspondant à celui précisé au point 36. Dans de pareilles circonstances, le mécanisme de compensation n'incite nullement le prestataire du service public à réaliser des gains d'efficience. Aussi son utilisation est-elle strictement limitée aux cas dans lesquels l'État membre est en mesure de justifier qu'il est impossible ou qu'il n'est pas judicieux de tenir compte de l'efficience productive et de concevoir un mécanisme de compensation encourageant les gains d'efficience » (point 38).
  3. ^ TUE, Arrêt du 1er juillet 2010, M6 et TF1 c/ Commission, affaires jointes T 568/08 et T 573/08. 
  4. ^ Comme le logement social aux Pays-Bas (Cas devant la Commission N 642/2009) et cas des abattoirs d’animaux en Allemagne (Tierkörperbeseitigung) (Cas devant la Commission C19/2010) dans lesquels la Commission a nié la désignation nationale de l’activité en tant que SIEG.
  5. ^ Le texte de précise pas clairement le caractère cumulatif (ou non) de ces conditions.
  6. ^ M Klasse, “The Impact of Altmark: The European Commission Case Law Responses”, in E. Szyszczak et al., Financing Services of General Economic Interest, Asser Press – Springer, 2013, p. 40.
  7. ^ P. Bauby, M. Similie, “Conditions for the emergence and institutionalization of ‘European Public Enterprises’”, presentation à International Brainstorming Workshop, CIRIEC International et BVÖD Public Services, Berlin, 14-15 February 2013.  
  8. ^ CIRIEC International, « La contribution des services d’intérêt général à la cohésion économique, sociale et territoriales de l’Union européenne », Rapport pour la Commission européenne, 2004. 
  9. ^ « Un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs ».
  10. ^ P. Bauby dans P. Bauby, M. Similie, loc. cit., Berlin, 14-15 February 2013. 

Auteur(s) :

BAUBY Pierre

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